Le mot en P
La lune de miel aura été de courte durée pour le gouvernement conservateur du premier ministre ontarien Doug Ford, après sa victoire éclatante aux élections provinciales du 2 juin dernier. La reprise des travaux cette semaine, à Queen’s Park, a été marquée par un débat houleux entourant la crise « sans précédent » que subit le système de santé ontarien. La nouvelle ministre de la Santé, Sylvia Jones, s’est retrouvée sur la sellette en raison des nombreuses fermetures de services d’urgence et de soins intensifs à travers la province cet été, principalement causées par un manque criant de personnel infirmier. En déclarant que « toutes les options » étaient sur la table pour remédier au problème, Mme Jones a semblé ouvrir la porte à la privatisation de certains services de santé.
« Nous avons toujours eu un système public en Ontario et nous continuerons, a-t-elle laissé tomber en disant être en discussion avec les hôpitaux afin de modifier le système. Est-ce que nous examinons d’autres options ? Absolument. Ailleurs au Canada, dans le monde, il existe d’autres possibilités, que nous allons examiner, et toutes ces suggestions sont à l’étude. »
Sa déclaration a immédiatement fait sursauter les partis d’opposition à Queen’s Park ainsi que les représentants syndicaux du secteur de la santé. « La ministre propose cette idée pendant que le système est en train de s’effondrer parce qu’il y a insuffisamment de ressources, a répondu la présidente de l’Association des infirmières et infirmiers autorisés de l’Ontario, Doris Grinspun. C’est à se demander s’ils créent une crise afin d’offrir la privatisation comme solution. Si c’est le cas, c’est scandaleux. »
C’est loin d’être la première fois que le débat sur le rôle du secteur privé dans la livraison des services de santé éclate au pays. Mais le principe de l’universalité enchâssé dans la Loi canadienne sur la santé a toujours servi de barrière à l’expérimentation d’autres formules par les provinces. L’arrêt Chaoulli de la Cour suprême du Canada avait ouvert une brèche en 2005, en déclarant que les temps d’attente excessifs dans le système public constituaient une atteinte aux droits à la vie et à la sécurité de la personne garantis par la Charte québécoise des droits de la personne. Mais les gouvernements québécois successifs ont été très prudents, pour des raisons politiques, en n’ayant qu’un recours ponctuel aux cliniques privées pour soulager la pression subie par le système public.
Une décision rendue le mois dernier par la Cour d’appel de la Colombie-Britannique vient reconnaître que l’interdiction des assurances privées couvrant les soins offerts au public constitue une atteinte aux droits à la vie et la sécurité de la personne garantis par la Charte canadienne des droits et libertés. Cette violation serait toutefois raisonnable dans une société libre et démocratique afin de protéger l’intégralité du système public. Le système actuel est maintenu « au coût de réelles difficultés et les souffrances subies par plusieurs patients en raison de l’échec du système [public] à fournir des soins nécessaires en temps opportun », a écrit la juge Lauri Ann Fenlon, qui a néanmoins déterminé que l’interdiction était justifiée en vertu de l’article 1 de la Charte.
Or, la crise actuelle que subissent les systèmes de santé à travers le Canada semble constituer un point de bascule. Les Canadiens sont devenus de plus en plus impatients devant les faiblesses du système public, et de moins en moins réceptifs aux arguments des opposants à la privatisation. Selon un sondage Léger publié en mars dernier, les trois quarts des Canadiens disaient que la pandémie les a conduits à remettre en question l’idée selon laquelle leur système de santé serait parmi les meilleurs au monde. Plus de la moitié des répondants se disaient favorables à la livraison par le secteur privé de plus de soins de santé couverts par l’assurance-maladie publique. La proportion était de 67 % au Québec, le plus haut niveau du pays.
Ironie du sort, la santé ne figurait pas parmi les sujets les plus discutés durant la dernière campagne électorale en Ontario. Les partis politiques ontariens parlaient davantage des autoroutes et des transports en commun que des listes d’attente et de la pénurie de la main-d’oeuvre dans les hôpitaux de la province. Une fois réélu, le gouvernement Ford frappe le mur de la réalité et constate que le dossier de la santé est au centre des préoccupations de la population.
À la veille du déclenchement de la campagne électorale au Québec, les électeurs québécois devraient être plus exigeants à l’endroit des partis politiques que les Ontariens, dont à peine 43 % ont pris la peine de voter le 2 juin dernier.
Pour l’instant, seul le Parti conservateur du Québec (PCQ) semble souhaiter lancer un vrai débat sur l’avenir du système de santé. « Le PCQ croit fermement que tout Québécois devrait pouvoir choisir son dispensateur de soins. En s’inspirant du modèle allemand, le PCQ donnerait la possibilité aux citoyens de se faire soigner soit dans le réseau public ou dans le réseau privé, lit-on dans son programme. Cette dualité de modèles offre à l’Allemagne le privilège d’avoir des temps d’attente raisonnables pour être vu en clinique privée, de même qu’un temps d’attente très court dans les urgences, l’existence de ces cliniques privées entraînant dans les faits un désengorgement des urgences. » Le PCQ promet également d’explorer graduellement « la possibilité de donner le libre choix aux Québécois de souscrire une assurance privée ».
Qui d’autre oserait prononcer le mot en P ?