Les turbines de la discorde

Plus les jours passent, plus les justifications du gouvernement Trudeau concernant ses actions dans le dossier ukrainien sèment le doute. On veut maintenant nous faire croire que c’était pour révéler le « bluff » de Vladimir Poutine que le Canada a contourné ses propres sanctions contre la Russie en renvoyant en Europe une turbine que Moscou disait nécessaire au bon fonctionnement du gazoduc Nord Stream. Or, même une fois ledit « bluff » révélé — le flot de gaz entre la Russie et l’Allemagne étant toujours à 20 % de la capacité du gazoduc —, le Canada ne s’engage toujours pas à révoquer le permis d’exportation qui autorise le renvoi de cinq autres turbines en Russie dans les prochains mois. Comme si on n’avait rien appris.

La ministre des Affaires étrangères, Mélanie Joly, se félicite d’avoir concocté cette stratégie pour priver le président russe de toute occasion de blâmer le Canada pour la réduction, par le fournisseur Gazprom, de ses livraisons en Allemagne. Mais c’est plutôt le Canada qui serait le dindon de la farce dans cette affaire. « La seule personne qui devait se bidonner littéralement à voir la situation, c’est Vladimir Poutine au Kremlin », a laissé tomber le député bloquiste Stéphane Bergeron lors d’une commission parlementaire à Ottawa cette semaine.

Dépendance énergétique face à la Russie

Ni le chancelier allemand, Olaf Scholz, qui dans une entrevue au Globe and Mail en début de semaine s’est porté à la défense du gouvernement canadien, ni sa ministre des Affaires étrangères, Annalena Baerbock, venue mercredi à Montréal pour réitérer la reconnaissance de son pays envers le Canada, n’ont réussi à mettre le couvercle sur la marmite.

« La turbine est dans une usine en Allemagne depuis presque trois semaines, et hier, Gazprom a dit très clairement qu’elle n’en voulait pas, a déclaré devant la commission parlementaire l’ambassadrice de l’Ukraine au Canada, Yuliia Kovaliv. Alors, pourquoi serait-il nécessaire d’envoyer les cinq autres turbines ? Il faut arrêter maintenant et éviter de laisser le loisir à Vladimir Poutine de continuer à faire du chantage à nos partenaires européens. »

Depuis le début de l’invasion russe de l’Ukraine, le gouvernement allemand est coincé entre sa dépendance énergétique face à la Russie — le résultat des erreurs de l’ancienne chancelière Angela Merkel, qui cherchait à entretenir de bonnes relations avec M. Poutine — et son désir de maintenir un front commun européen afin de maximiser la pression économique sur le président russe pour qu’il mette fin à la guerre qu’il a commencée le 24 février dernier.

Or, l’économie allemande, la plus grande en Europe, souffre de ces mêmes sanctions. Une fermeture totale du robinet gazier par la Russie plongerait le pays dans le noir. Beaucoup d’Allemands se demandent s’il ne faut pas chercher un terrain d’entente avec Moscou.

Mélanie Joly sur la défensive

 

L’ancien chancelier Gerhard Schröder, de retour cette semaine en Allemagne après une rencontre au Kremlin avec M. Poutine, a confié dans une entrevue au magazine Stern que le président russe serait prêt à entamer des pourparlers pour mettre fin à la guerre.

« La bonne nouvelle, c’est que le Kremlin veut une solution négociée », a-t-il dit en se montrant favorable à des concessions territoriales à la Russie que l’Ukraine refuse actuellement de considérer. La sortie de M. Schröder a augmenté la méfiance des Ukrainiens envers l’Allemagne et a miné le message de solidarité qu’avait voulu porter Mme Baerbock durant son voyage au Canada.

Comme un malheur n’arrive jamais seul, Mme Joly s’est aussi retrouvée sur la défensive cette semaine après la publication d’un autre article du Globe, celui-ci portant sur le présumé abandon par Affaires mondiales Canada des membres du personnel ukrainien de l’ambassade canadienne à Kiev.

Selon l’article, les diplomates canadiens auraient été informés en janvier par les services de renseignement des pays alliés que les noms des membres ukrainiens du personnel de l’ambassade pouvaient figurer sur une liste noire russe. Mais Affaires mondiales Canada leur aurait donné l’ordre de ne pas relayer cette information aux personnes concernées. L’effectif canadien de l’ambassade se serait réfugié dans l’ouest de l’Ukraine avant l’invasion, laissant les membres du personnel ukrainien à leur sort à Kiev.

La patience des Canadiens

 

Mélanie Joly avait dans un premier temps nié avoir été informée de l’existence d’une telle liste, même si plusieurs médias internationaux en avaient révélé l’existence en février. En comité parlementaire, elle a concédé avoir eu connaissance de certaines listes russes, mais a dit n’avoir eu aucune information particulière concernant les membres ukrainiens du personnel de l’ambassade. Plus tard jeudi, la ministre a publié un gazouillis dans lequel elle a suggéré que le Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement étudie la question. « Je comprends que les Canadiens veuillent faire la lumière sur cette affaire. Moi aussi. »

Mais après avoir nié avoir été mise au courant de la décision de sa sous-ministre d’autoriser la participation d’un diplomate canadien à une fête qui s’est tenue à l’ambassade russe à Ottawa en juin dernier, Mme Joly commence à s’accoler l’image d’une ministre qui ne sait pas ce qui se passe au sein de son propre ministère. La patience des Canadiens à son endroit pourrait ne pas être éternelle.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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