À quoi sert le CRTC?
La panne majeure chez Rogers le 8 juillet dernier aurait pu être évitée si l’opérateur torontois avait décidé d’emprunter l’infrastructure d’un concurrent. Mais ce n’est pas arrivé. Le réseau Interac aurait pu demeurer actif s’il avait eu en place un plan de contingence. Mais il n’en avait pas. C’est à se demander s’il existe une autorité réglementaire qui s’assure du bon fonctionnement des télécoms canadiennes.
Si on avait à le dire, probablement que ce rôle reviendrait au Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC). Ça en fait beaucoup, pour un organisme qui doit aussi décider si l’usage de certains mots sur les ondes de CBC et de la Société Radio-Canada doit être toléré ou pas. Décision qui n’a pas été moins controversée que celles rendues récemment dans d’autres dossiers par le CRTC.
Deux jours avant la panne, le CRTC recevait justement une demande de Bell qui enjoignait à l’organisme fédéral d’interdire l’itinérance sur les réseaux sans fil de cinquième génération (5G) de Bell, Rogers et Telus. Cette demande a un but simple : compliquer la vie à d’éventuels nouveaux acteurs qui désireraient entrer dans le marché du sans-fil sans posséder une infrastructure nécessaire d’un océan à l’autre.
Deux jours avant une panne qui a souligné à grands traits le danger que représente pour l’économie canadienne le manque de coopération et d’ouverture du secteur des télécommunications, le CRTC a été invité à resserrer encore un peu plus ses règles — déjà plutôt strictes en la matière — pour réduire encore un peu plus le niveau de coopération et d’ouverture des entreprises déjà existantes.
Que décidera le CRTC ? Difficile de le prédire. Car on ne peut même pas présumer que les événements du 8 juillet auront une quelconque influence sur sa vision de l’industrie, qui semble résolument en faveur des trois sociétés qui contrôlent déjà 80 % du marché.
Le CRTC, pendant ce temps, a officiellement demandé « des réponses » à Rogers sur ce qui a provoqué la panne. Ses deux questions : Pourquoi ? Et comment ? On saura tout d’ici le vendredi 22 juillet. Une troisième question aurait pu être : Avez-vous retenu la leçon ?
Qui décide ?
« Des événements de cette ampleur paralysent une partie de notre économie et mettent à risque la sécurité des Canadiens, ce qui est tout simplement inacceptable », a déclaré le président du CRTC, Ian Scott. M. Scott faisait écho à des propos similaires tenus par le ministre de l’Innovation, des Sciences et de l’Industrie du Canada, François-Philippe Champagne. Son ministère est celui qui a le mandat de superviser l’industrie des télécommunications.
Au cours des cinq années de sa présidence, M. Scott a systématiquement pris le parti de protéger les grands acteurs de l’industrie. La stratégie de Bell pour étouffer ses concurrents émergents dans les services Internet a porté ses fruits grâce à des décisions prises ces trois dernières années par le CRTC. Malgré ses déclarations contraires, le ministre Champagne n’a jamais rien fait pour intervenir.
Il avait jusqu’à la fin mars pour annuler cette décision sur le prix des tarifs de gros. Il n’a pas agi. Quand on demande au ministre de commenter les décisions du CRTC, il répond à tous les coups qu’il est favorable à une plus grande concurrence dans le secteur. Mais la concurrence, ces dernières années, ne s’est pas améliorée.
Quand on demande aux décideurs pourquoi ils hésitent à faire plus de place à de nouveaux venus, ils répondent que c’est parce qu’ils ont peur que cela mine la qualité et la résilience des réseaux déjà existants. La réponse aux critiques qui jugent l’industrie trop concentrée est essentiellement toujours la même : oui, elle coûte un peu cher, mais le Canada est réputé pour posséder une des infrastructures de télécommunications les plus fiables et les plus solides dans le monde.
L’épisode du vendredi noir chez Rogers vient un peu de démonter cet argument. À l’épreuve des cyberpirates, peut-être ! Mais pas d’une banale mise à niveau d’un micrologiciel…
Les responsables du système Interac ont dû annoncer trois jours plus tard qu’ils ajouteraient un fournisseur de secours à leur carnet d’adresses, juste au cas. Cette mesure, soit dit en passant, aurait dû être adoptée beaucoup, beaucoup plus tôt par Interac. N’importe quel gestionnaire TI vous le dira : la redondance des systèmes informatisés est une des bases de la bonne sécurité des infrastructures.
Le CRTC, qui est un peu devenu au fil du temps le gestionnaire TI du Canada, ne l’a pas dit à Interac.
Donner au suivant
Pendant ce temps, le CRTC doit se trouver un nouveau président, puisque le mandat de Ian Scott échoit à la fin août. Étant donné que l’inclusion et la diversité figurent au sommet des priorités du gouvernement fédéral, la personne qui le remplacera sera très certainement issue d’un groupe sous-représenté dans la fonction publique. Apporter un peu de diversité à un poste qui a été réservé, sauf une fois entre 1996 et 2001, à des hommes d’un certain âge depuis 1968, cela tombe sous le sens.
La personne nommée n’aura pas trop le temps de se féliciter pour cet accomplissement, étant donné que la pile de dossiers qui l’attend grandit pratiquement à vue d’oeil. Et les décisions de l’organisme sont de plus en plus remises en question, tant par le public que par les experts.
Sa première mission devrait être de rebâtir un lien de confiance avec le public. Celui-ci s’est fait dire en début d’année que sa facture de services sans fil avait baissé de 25 % ces quatre dernières années. En réalité, les montants payés chaque mois par les abonnés canadiens sont plus élevés aujourd’hui qu’en 2018.
Le ménage canadien moyen s’est aussi fait garantir un plus grand choix et de meilleurs prix pour son Internet résidentiel. Ce n’est pas le cas : on compte moins de fournisseurs au pays en 2022 qu’il y a cinq ans, et leurs prix ne sont pour la plupart pas moins élevés.
Enfin, tout le monde s’est fait dire, en bonne partie pour justifier une facture plus salée que celle d’autres consommateurs ailleurs dans le monde, qu’au moins, chez nous, il n’y aurait pas de pannes de réseau.
Au baseball, après trois prises, on retire le joueur. Le CRTC ne sera pas retiré. Mais espérons qu’une nouvelle tête dirigeante, qui apportera une expérience différente, entraînera aussi un changement de culture au sein de l’organisme et que ça rejaillira sur l’ensemble de l’industrie des télécommunications.
Car la panne du 8 juillet vient de supprimer le dernier argument qui restait pour justifier l’état actuel des choses dans cette industrie.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.