Radio-Canada et le mot honni: où est la faute ?

Dans une décision rendue le 29 juin dernier, le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) conclut qu’un segment de l’émission Le 15-18 diffusée le 17 août 2020 sur les ondes francophones de Radio-Canada à Montréal « va à l’encontre des objectifs et valeurs de la politique canadienne de radiodiffusion énoncés à l’article 3 de la Loi sur la radiodiffusion ». La raison : on y cite le titre d’un livre de Pierre Vallières publié dans les années 1960 qui comporte un mot jugé aujourd’hui inacceptable. Le CRTC ordonne donc à Radio-Canada de s’en excuser.

Cette décision, contestée par deux commissaires dissidentes, présente des lacunes importantes. Elle est tellement en contradiction avec les dispositions de la Loi sur la radiodiffusion, que le CRTC est chargé d’appliquer, qu’elle devrait être soumise à l’appréciation des tribunaux.

Elle s’éloigne notamment des précautions que le Conseil a l’habitude de prendre lorsqu’il adresse un reproche à un diffuseur. En particulier, la décision majoritaire néglige d’exposer les règles qui auraient dû être suivies par le diffuseur. Au contraire, elle reconnaît que les propos et l’usage du mot faisant l’objet de la plainte n’ont pas été utilisés afin de discriminer ou d’insulter. Nous ne sommes donc pas ici dans une situation prohibée par la réglementation en place.

Le Règlement de 1986 sur la radio interdit en effet à Radio-Canada de diffuser des propos qui, « pris dans leur contexte, risquent d’exposer une personne ou un groupe ou une classe de personnes à la haine ou au mépris pour des motifs fondés sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur ». Mais la décision du CRTC reconnaît elle-même que le mot honni n’a pas été utilisé dans un contexte de propos discriminatoires. En d’autres termes, il n’y a pas de démonstration de l’existence d’une faute. Le reproche semble plutôt découler du fait que, lorsqu’il est traduit, le titre du livre de Vallières comporte un mot qui est considéré comme interdit en anglais, peu importe le contexte.

La connotation péjorative du mot utilisé par l’auteur est plus manifeste en anglais qu’elle ne l’est en français. En français, il paraît clair que le vocable peut être utilisé, sauf s’il s’inscrit dans une trame narrative malveillante. Dans la présente situation, le mot a été prononcé uniquement pour nommer le titre d’un ouvrage publié il y a plusieurs années et qui tient encore aujourd’hui une place importante dans l’histoire du Québec. Or, la loi commande justement au CRTC d’appliquer la loi en tenant compte des caractéristiques différentes du milieu anglophone et francophone.

La décision du Conseil semble plutôt affirmer que la charge péjorative du mot en anglais est identique en français. En cela, elle ignore tout un pan de l’histoire et du lexique francophone. Elle ordonne de s’excuser pour avoir exprimé en français le titre en français d’un livre qui comporte un mot qui est réprouvé en anglais. On est presque dans une démarche qui vient punir le fait de parler français !

Mais surtout, la décision du CRTC n’expose pas en quoi le fait d’exiger des excuses pour un propos qui n’est pas en lui-même fautif peut être concilié avec l’obligation énoncée dans à l’article 2(3) de la Loi sur la radiodiffusion. Cette disposition prescrit que la loi doit être appliquée « de manière compatible avec la liberté d’expression et l’indépendance, en matière de journalisme, de création et de programmation, dont jouissent les entreprises de radiodiffusion ».

Au Canada, la liberté d’expression jouit d’une protection constitutionnelle : elle ne peut être restreinte que par une règle de droit. Pour constituer une limite valide à la liberté d’expression, une norme doit être raisonnablement prévisible. À l’automne 2021, la Cour suprême du Canada a d’ailleurs rappelé que la liberté d’expression s’oppose à une interprétation de la loi qui viendrait instituer un « droit de ne pas être offensé ». Ces arguments sont très bien exposés par les deux commissaires dissidentes.

Voilà des raisons qui justifient que les tribunaux soient appelés à déterminer en quoi une norme comme celle inventée par le CRTC dans sa décision du 29 juin, qui revient à prohiber le libre usage d’un mot même dans un contexte que l’on reconnaît parfaitement légitime, constitue une limite raisonnable à la liberté d’expression.

Un diffuseur doit s’excuser pour ses fautes. Mais encore faut-il qu’il existe une faute quelque part ! Ici, nous sommes dans une situation où on a fait usage du mot dans un contexte éminemment légitime.

Notez que l’auteur de ces lignes fait partie des signataires d’une lettre rassemblant des poids lourds du milieu médiatique québécois qui demandent à Radio-Canada de contester la décision du CRTC. À lire ici.

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