La vie d’escargots

Après la pluie, sans qu’on sache d’où ils arrivent, quantité d’escargots se retrouvent sur les pousses fragiles de mon jardin. Ils montrent en douce leurs antennes, dans la rosée du petit jour, au sommet des plantes basses et tendres, après avoir profité du couvert de la nuit pour se hisser, en silence, jusque sur ces hauteurs.

Ce sont des escargots de jardin. Du moins, je crois bien ! En tout cas, ils sont dans le jardin… Certaines espèces d’escargots, dont celle-là, pourraient être arrivées en Amérique avec les navigateurs vikings. Ces peuples nordiques faisaient provision d’escargots en prévision de périples prolongés. D’autres navigateurs feront de même, évidemment. Mis en dormance, sous le couvert de l’humidité et d’une chaleur minimale, l’escargot peut se maintenir bien vivant durant des mois. Aussi peut-il constituer une source d’approvisionnement pour longtemps. C’est une des hypothèses pour expliquer la présence de ces êtres vivants dans le Nouveau Monde.

Cependant, m’indique la biologiste Isabelle Picard, spécialiste de ces êtres lents, on a retrouvé des escargots de jardin dans des sites qui sont antérieurs à la présence viking. Si bien que cela invaliderait, au moins en partie, l’hypothèse de leur arrivée en Amérique dans le sillage de l’histoire de leurs navigations côtières.

Il n’est pas impossible, dit-elle, que ces gastéropodes aient été transportés par des oiseaux. Toujours est-il qu’on ne sait pas trop ni quand ni comment ces êtres vivants ont conquis en douce le Nouveau Monde. La présence de certaines variétés de gastéropodes remonterait à 12 000 ans. Au lac aux Araignées, près de Mégantic, on a trouvé des traces humaines qui datent à peu près de cette période où les caribous étaient partout.

En tout cas, le gastéropode a le sens de la durée, comme celui du voyage. Aussi lent soit-il, ce mollusque a traversé l’histoire. L’escargot s’est frayé un chemin à travers le temps, en apprenant à se retirer en lui-même, dans la patience de l’existence qu’il sait transmettre, en se fécondant mutuellement. Son futur s’avance doucement, sur une traînée de bave. Mais il avance. Il peut parcourir jusqu’à 3 km par année. Chaque jour, il ingurgite, tout doucement, jusqu’à quarante fois son poids. Et bien que d’une excessive lenteur, il est là, quoi qu’il arrive, chaque matin, grimpé sur mes plantes. Il se maintient. Son intuition est la bonne. Peut-on en dire autant de la nôtre ?

Ivan Illich eut un jour une réflexion bien de son cru au sujet de l’escargot. L’escargot, observait-il, construit au fil des jours la délicate architecture de la coquille qui soutient sa vie. L’animal ajoute, l’une après l’autre, des spires toujours plus larges qui constituent ce qui, à nos yeux, le caractérise le plus. Puis, écrit Illich, « il cesse brusquement et commence des enroulements cette fois décroissants ». Il renforce de la sorte ses acquis, dans une sorte de repli stratégique sur lui, ce qui a pour effet de consolider son existence.

Qu’arriverait-il si sa coquille, au contraire, continuait de grossir ? Au terme de sa croissance comme adulte, « une seule spire encore plus large donnerait à la coquille une dimension seize fois plus grande », note Illich. Autrement dit, « au lieu de contribuer au bien-être de l’animal, elle le surchargerait » d’un volume qui le rendrait inapte à exister. « Passé le point limite d’élargissement des spires, les problèmes de la surcroissance se multiplient en progression géométrique, tandis que la capacité biologique de l’escargot ne peut, au mieux, que suivre une progression arithmétique. »

Arrivé à un point, l’escargot se dissocie de l’expansion géométrique, au nom de sa survie, parce qu’une accumulation sans limites risque de le tuer. Que nous arrive-t-il à nous autres, mollusques, dans une société fondée sur le principe de l’accumulation sans limite ?

En un an, en pleine crise sanitaire, les milliardaires ont accumulé 3600 milliards de dollars de plus. L’équivalent de 12 fois le budget annuel du Canada. Pour vivre comme ces gens le font, et soutenir la croissance obsessionnelle de leur richesse, il faudra bientôt d’autres planètes. Il doit être question désormais, nous dit-on, de la « croissance durable ». Mais le développement jusqu’à l’infini, au nom d’un tel oxymoron parfaitement bidon, peut-il vraiment durer ? Et qu’est-ce que cet avenir peut bien vouloir dire quand on est sans le sou, sans toit, quand nos écoles comme nos hôpitaux s’écroulent ? En vérité, un développement sans précédent des inégalités s’est engagé sous le nez des escargots que nous sommes.

Pourra-t-on se recroqueviller encore longtemps sous la carapace précaire de nos illusions ? La vie de l’escargot n’a jamais tenu, en tout cas, à un horizon électoral. La société, comme le gastéropode, avance tout doucement. Il lui faut du temps pour gagner un peu de terrain. Nous n’allons pas plus vite que l’histoire.

Les projets d’avenir doivent-ils pour autant se réduire aux coquilles vides qu’on nous sert, perdues quelque part entre la vie sur Mars dont rêvent les milliardaires, un tunnel sous le fleuve et le souvenir fabulé d’un temps passé plus glorieux ? La décroissance des inégalités et de l’empreinte écologique qui l’accompagne, n’est-ce pas là le gage d’un horizon de société plus durable et heureux ?

Les escargots n’ont pas à tous finir noyés dans du beurre, au fond des assiettes de ceux qui, toujours, se montrent prêts à les manger. Nous ne sommes pas obligés, aujourd’hui, de nous laisser plonger et noyer dans le jus de grenouille dans lequel nous croupissons, au nom d’un détournement constant de ce que devrait être la fierté de vivre ensemble.

À voir en vidéo