Le rêve électrique
Le président Reagan s’amusait ferme à raconter des histoires drôles sur la vie en Union soviétique. Ses histoires, maintes fois répétées, avaient pour fonction, tout comme les contes, de construire une certaine idée du monde. À travers l’humour du président, chacun comprenait que le système soviétique était pourri, tout en s’évitant de remettre en question celui dans lequel ils vivaient tous, trop heureux de se trouver au moins du côté des rieurs.
Reagan racontait que, chez les Soviétiques, un délai de livraison de plusieurs années était de mise avant qu’une automobile ne soit livrée à son acquéreur. Dix ans d’attente, racontait le président américain. « Dans dix ans, faut-il venir le matin ou l’après-midi pour récupérer notre auto ? » demandait le citoyen soviétique dans l’histoire. Quelle importance cela peut-il bien avoir, lui répondait le responsable, puisque c’est dans si longtemps ? « C’est que le plombier vient le matin », répliquait l’acheteur incarné par Reagan… Et son auditoire rigolait.
L’autre jour à la radio, dans une tribune téléphonique chez Nathalie Normandeau, des auditeurs s’empressaient d’appeler pour s’entretenir avec un pape de la voiture électrique. Des citoyens nombreux lui expliquaient en avoir acquis une. Ils l’attendaient. Deux ans d’attente, dans plusieurs cas. Parfois plus.
En 1988, à la fin de l’ère Reagan, 500 millions d’automobiles roulaient dans le monde, soit deux fois plus de véhicules qu’en 1970. Aujourd’hui, la planète en compte 1,4 milliard. À ce rythme, il y aura 3 milliards de voitures en 2050.
Depuis un siècle, les automobiles détruisent de plus en plus l’espace des villes. Elles s’approprient un maximum de place. Elles causent 1,3 million de morts chaque année. Sans parler des conséquences des bouchons, de la pollution, des réparations, des contraventions, de toute cette orgie de consommation qu’elles engendrent.
Regardez ce que l’industrie automobile dépense malgré tout pour vous convaincre que ses voitures vous rapprocheront de la nature, de la liberté, de l’autonomie, de l’indépendance ! Cette industrie est prête à tout pour vous donner bonne conscience, tout en se félicitant que vous soyez assez bête pour la croire.
L’ère du combustible fossile appartient au XXe siècle. Il est derrière nous. D’ici quelques années, toutes les voitures devront être propulsées par l’électricité, affirment divers gouvernements, tout en continuant de financer l’expansion constante du réseau routier et l’étalement urbain comme avant. Le projet délirant du troisième lien de la CAQ — 6,5 milliards de dollars de fonds publics pour gagner dix minutes entre Lévis et Québec — est à situer dans cette foulée.
Propres, les voitures électriques ? Elles nécessitent autant de matériaux que les autres. Après quelques années, si vous n’avez pas été convaincu de changer pour un modèle plus récent, votre Tesla ou toute autre bagnole du genre nécessitera une nouvelle batterie. Coût du remplacement : entre 15 000 $ et 20 000 $. C’est que le nickel, le lithium, le cobalt et les autres métaux rares nécessaires à la fabrication de ces batteries coûtent cher. Leur extraction est extrêmement polluante. À l’heure où l’on ajoute dans les rues des milliers d’affreuses bornes de recharge pour nourrir ces voitures, jamais nous ne nous demandons si tout cela, au final, n’est pas la poursuite du même délire, celui du transport individuel mené par des moyens à peine différents et pas forcément moins polluants qu’avant.
En 2008, lors de la crise financière, les géants automobiles avaient été presque tous tirés de la faillite par des apports massifs de fonds publics. Aux États-Unis, les présidents Bush et Obama avaient octroyé des aides totalisant 42 milliards de dollars à l’industrie automobile pour booster sa croissance. Cela continue aujourd’hui, cette fois sous le couvert d’une électrification des véhicules.
Si vous avez les moyens de vous acheter une Audi, une BMW, une Tesla, bref des véhicules électriques à plus de 65 000 $ qui n’ont rien de sobre, pourquoi les caisses de l’État devraient-elles vous faire cadeau de 13 000 $ en subvention ? Ces véhicules individuels luxueux, financés au seul bénéfice de quelques-uns, vous donnent en plus le droit de rouler sur les voies réservées, même quand vous êtes seul dans votre voiture. Ils vous permettent en prime de vous stationner aux meilleures places en ville. L’électrique, c’est chic. D’autant plus lorsque le privé est ainsi subventionné par le public.
Pendant ce temps, le Québec continue d’être pauvre en matière de transport collectif, à la ville comme à la campagne. Il y a 40 ans, mon petit village était desservi par l’autobus et le train. Plus rien maintenant, comme en bien des endroits.
Le ministre caquiste Éric Caire, ancien député de l’ADQ de Mario Dumont, ce grand admirateur de l’ère Reagan, est allé jusqu’à dire dit qu’il se battrait jusqu’à sa « dernière goutte de sang » en faveur du troisième lien. Le combat de sa vie, autrement dit, se mène en faveur de l’automobile.
Au temps de ses études, rapportait en 2005 La Lettre adéquiste, M. Caire avait décroché de l’université pour mieux se consacrer à sa passion des jeux de rôle, en particulier à Donjons et Dragons. A-t-il continué d’habiter un monde parallèle où son sang peut couler au nom de n’importe laquelle ânerie ?
On ne pourra pas dire aussi facilement de François Bonnardel, le ministre des Transports en titre, qu’il n’est pas qualifié pour défendre les mêmes idées. Après tout, M. Bonnardel jouit d’une solide expérience en matière de transports. Il a été vendeur d’autos d’occasion chez Sweetsburg Auto à Granby et gérant, là-bas, d’une entreprise de réparation de pare-brise.
Dans ce pauvre horizon collectif, le récit fabulé du verdissement de nos déplacements grâce à la consommation effrénée de véhicules électriques ne tient pas la route. Peut-être serait-il grand temps d’envisager plus de projets de transport en commun avant que nous manquions de lithium pour alimenter les batteries de toutes ces tristes voitures électriques.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.