De l’amour et des restes humains

Il avait fallu que j’insiste beaucoup. J’avais tout déployé de l’art de la persuasion que je possédais déjà bien, selon ma mère, pour le convaincre de m’accompagner au bal. Avec le recul, on serait tenté d’y lire quelque chose de pathétique, la supplication logeant précisément à l’opposé du scénario maintes fois remâché par Hollywood, dans lequel la romance aurait fait bredouiller à un jeune garçon une invitation maladroite, mais sincère, pour que je l’accompagne à ce bal qui nous déposerait en grande pompe au début de notre « vraie vie d’adulte ».

Mais non, je vous le dis, le pathétique se trouvait bien ailleurs dans l’histoire, malgré les apparences, ce qui appuie encore pesamment cette antique thèse qui stipule que juger d’une situation sans la connaître de l’intérieur, c’est aussi projeter nos propres ombres sur des réalités dont on ignore tout.

Il avait fini par accepter, parce qu’il m’aimait. Il m’aimait comme un jeune homme au bord de ses premiers grands épisodes psychotiques aime, c’est-à-dire avec ce mélange indescriptible où le sublime, la capacité à honorer l’absolu côtoient cette instabilité de l’état qui peut, à tout moment, surgir et transformer nos soirées en de véritables tragédies grecques.

Pour l’occasion, il avait mis un beau tuxedo et avait joué le jeu social pour moi.

Nous avons pris la photo, celle que j’ai encore aujourd’hui, où je rayonne, où il survit.

C’est que nous nous trouvions, à ce moment, au tout début de ce qui allait finir par l’engloutir complètement. Plus il avançait vers le grand monde, plus il éprouvait envers tous les théâtres sociaux une forme de dégoût, un sentiment répété d’y subir une forme de persécution. Il était de plus en plus difficile de le sortir de sa caverne, celle où nous n’étions plus nombreux à pouvoir l’y retrouver. J’étais presque la seule à continuer d’y aller, mon engagement radical en bandoulière, ma fascination du pire sous le bras, prête à déverrouiller tous les codes d’accès, à m’asseoir avec lui tout près du Styx, dans le fond de son enfer à lui. J’ai tout appris de ce qui deviendrait mon métier dans ces instants, armée seulement de moi, à l’époque, de mon entêtement et de mon amour pour le souffrant.

J’ai assisté, de là, au grand débarquement des voix, de la horde qui lui soufflait de grands destins, avant de le relâcher du septième étage de ses idéaux, le laissant écrasé dans son lit pendant des mois. J’ai vu sa mère s’installer dans le lieu de l’impuissance la plus totale.

J’ai répondu au téléphone à quatre heures du matin, dans tous les appartements de ma jeune vie, après les études, les autres amoureux, les renoncements, les distances. Il me disait seulement : « Nath, tu t’en souviens-tu ? » Je disais toujours, « ben oui, je m’en souviens, niaiseux ». Chaque fois qu’il était hospitalisé — parce qu’il y a eu ce bal-là aussi : « police, hospitalisation, relâchement, police, hospitalisation, relâchement, police, hospitalisation, rue » —, il m’appelait.

Je répondais toujours, constatant le délabrement de plus en plus total de sa pensée, l’absence de lui, en lui. La lente dislocation d’un esprit ne se résume pas à quelques mois, elle met des années à s’achever, des années à tuer la personne qu’on aime, dans la personne qu’on aime.

Puis, j’ai fait ce que tout le monde a fait avec lui, j’ai coupé. J’ai demandé à ma mère de ne pas lui donner mon nouveau numéro, quand il allait appeler pour l’avoir. J’ai embrassé ma nouvelle vie de personne assez « saine » pour supporter tous les autres bals que la vie sociale convoquait. Je me suis mariée, je me suis reproduite, je me suis pensée bonne, je suis devenue psy et je me suis assise près d’autres damnés du Styx, en essayant de réparer ceux qui apaiseraient peut-être mon sentiment d’avoir échappé le premier, celui qui m’habite encore, qui vient toujours me parler dans mes rêves.

Un jour de novembre — tiens, lui aussi —, il a pris son vélo, « un Raleigh pour femme », tel que le précise l’avis de disparition. Il a pris le poids de la honte et l’a mené vers un endroit dont on ignore encore aujourd’hui la localisation. Sa mère n’a jamais eu de corps à enterrer.

L’horreur des derniers moments est souvent celle à laquelle on pense, après. On imagine la solitude, sans comprendre qu’elle a commencé bien avant, l’horreur, pour lui, mais pour les proches surtout. Pour ceux qui, à un moment, sont obligés d’accepter que le Styx va les avaler eux aussi, s’ils restent là.

Pour me rassurer, je me suis imaginé une fin dans laquelle il se serait endormi dans le froid, en essayant de croire que, comme dans la chanson, « mourir de froid, c’est beau, c’est long, c’est délicieux ».

Contrairement à ce qui semble avoir habité bien des bien-pensants de la Toile ces derniers jours, quand j’entends qu’on a trouvé un corps, je ne reste pas longuement accrochée à l’état dans lequel était ce corps ni à ce que « le guide de la bonne manière d’accompagner une personne atteinte de maladie mentale » stipulerait, non.

Je suis seulement apaisée qu’on l’ait retrouvé. Je pense à toutes les mères, tous les frères, les soeurs, les pères, les amoureux et amoureuses, qui aimeraient bien retrouver ce qui reste de ceux qu’ils ont perdus bien avant l’heure de la mort physique. Je pense à tous ceux qui ont besoin de se reposer d’avoir aimé longtemps quelqu’un sur le bord du Styx et je trouve que le bal du pathétique, c’est bien celui des jugements à l’emporte-pièce auquel on a assisté cette semaine.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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