Le pire est à venir
« Le pouvoir, et non la raison, constitue la nouvelle devise de cette Cour. » C’est en ces termes que les juges Stephen Breyer, Elena Kagan et Sonia Sotomayor, de la Cour suprême des États-Unis, amorcent la conclusion de leur dissidence dans Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization, la décision qui aujourd’hui réécrit le droit à l’avortement au sud de la frontière. Une dissidence exprimée par ces trois juges « avec chagrin — pour la Cour et plus encore pour les millions de femmes américaines qui aujourd’hui perdent une protection constitutionnelle fondamentale », face à leurs collègues qui taillent en pièces Roe v. Wade et Planned Parenthood v. Casey, les décisions qui, depuis un demi-siècle, protégeaient le droit des femmes à disposer de leur corps.
« Roe v. Wade Overturned ». Un frisson m’a parcouru le corps en voyant cette une du New York Times, que pourtant j’attendais. Juste comme ça, un avant-midi de juin, l’accès à l’avortement pour des millions de femmes étasuniennes a été sévèrement ébranlé, voire définitivement aboli. Sans surprise, puisqu’on s’y prépare depuis des années, ce sont surtout les femmes pauvres, les femmes vivant en milieu rural, les femmes noires, autochtones, racisées, sans statut qui vont écoper de la mort de Roe.
Il y a donc le choc, mais pas l’étonnement. Tout était en place. Il ne manquait que le sceau de la Cour pour parfaire un sabotage amorcé de longue date. Le terrain idéologique se prépare depuis des décennies et en novembre 2016, nous savions que les dés étaient jetés — n’en déplaise à ceux qui lançaient alors des appels au calme vaguement condescendants aux féministes et aux militantes pour la liberté reproductive qui étaient déjà sur le pied de guerre.
Il faut voir aussi le contexte : la décision survient au terme d’une semaine particulièrement sombre à la Cour suprême des États-Unis. Depuis lundi, la Cour a permis l’élargissement du port d’arme, ordonné le financement public d’écoles religieuses, retiré aux personnes arrêtées et détenues des protections fondamentales contre l’auto-incrimination. L’infirmation de Roe apparaît comme le point culminant d’un mouvement visant à réaliser la promesse conservatrice d’un avenir plus violent, plus répressif, fondé sur le contrôle social, la guerre de tous contre tous, l’obscurantisme.
Dobbs ne fait pas que concrétiser les pronostics les plus sombres pour l’avenir de la liberté reproductive aux États-Unis. Le texte de la décision annonce aussi que le pire est à venir. D’abord, s’exprimant au nom de la majorité, le juge Samuel Alito infirme Roe et Casey en les présentant comme des erreurs historiques d’interprétation ayant mené à un exercice abusif du pouvoir judiciaire — ce qu’il était grand temps de corriger. Le droit à l’avortement, explique-t-il, n’est pas inscrit dans « l’histoire de la Nation », soulignant même qu’au contraire, l’avortement a le plus souvent été criminalisé, tout comme les préjudices causés aux enfants à naître.
Considérations juridiques à part, la démonstration historique ne manque pas d’ironie, car elle ne dit rien de l’histoire de l’avortement et tout de l’histoire du contrôle exercé sur le corps des femmes, au nom d’un droit abstrait à la vie et à la filiation. Affirmer que l’avortement ne fait pas partie de « l’histoire de la Nation » ne fait qu’effacer encore l’histoire éternelle de la sororité, de ses savoirs et pratiques reproductives ; l’histoire des avortements qui ont toujours été pratiqués, sans égard à la loi des pères. Une histoire méprisée, occulte, qui résonne pourtant très fort dans la réplique féministe que l’on répète un peu partout : l’interdiction de l’avortement est impossible. Seule l’interdiction des avortements sécuritaires est possible.
Le juge Clarence Thomas signe ensuite dans Dobbs une opinion concurrente dans laquelle il se range derrière les motifs de la majorité, tout en insistant sur un point : le droit à l’avortement reconnu dans Roe en 1973 a marqué le début d’une longue série d’erreurs jurisprudentielles ayant mené, notamment, à l’élargissement des droits des personnes LGBTQ+ et du droit à la contraception. Le premier dérapage d’une longue série qu’il appelle à corriger « dès la première occasion ».
L’attaque est frontale, transparente, le programme est présenté sans détour, révélant qu’en réalité, tout cela n’a rien à voir avec la cohérence interne du droit. Le droit n’est ici que l’instrument d’une révolution culturelle, et l’assaut est si puissant qu’il coupe même l’envie de clouer le bec aux apôtres du petit rien-ne-sert-de-paniquer, qui nous ont répété ad nauseam en levant les yeux ciel que les choses n’iraient quand même pas jusque-là.
Ce sont aussi ceux qui nous disent aujourd’hui que ce contre-courant, ce ressac violent, s’arrêtera à la frontière et que cela n’a rien à voir avec nous. Si, en principe, le droit s’arrête aux frontières, les forces qui le façonnent, pas du tout. Le droit est idéologie, le droit est culture, tout comme notre culture est habitée en toute part par le spectre de la primauté du droit. On ne peut pas les voir comme deux choses distinctes. La loi, la jurisprudence, n’est jamais qu’un objet purement positif et la transmission des principes, des idées, se fout bien des barrières de juridiction. Les tribunaux ne sont jamais le terrain premier de cette contagion et il serait naïf de penser que ce vent glacial ne se rendra pas jusqu’à nous.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.