Fédéralisme... éthiopien
Il est rare que je rencontre mon ami Hone Mandefro sans que l’on discute au moins momentanément du conflit en Éthiopie, son pays d’origine. C’est que Hone rédige une thèse de doctorat à l’Université Concordia qui porte sur le développement du pays. Il est aussi l’un des directeurs de l’Amhara Association of America (AAA), un groupe qui tente de défendre les intérêts et les droits de la personne de la population amhara, soit l’une des minorités ethniques les plus importantes de l’Éthiopie. La violence là-bas, nécessairement, ça l’habite.
Mardi soir, Hone m’envoie une série d’articles de grands médias internationaux. Au moins 200 personnes ont été massacrées le week-end dernier dans la région de l’Oromia. L’AAA croit que l’on compterait près de 600 victimes au total — des Amharas. Plusieurs représentants et témoins locaux accusent une milice clandestine, l’Armée de libération oromo (OLA), d’être responsable du massacre. Pendant ce temps, l’OLA nie sa responsabilité et rejette plutôt la faute de la violence sur le gouvernement éthiopien. Qu’est-ce qui se passe ? J’appelle Hone pour comprendre. Commençons donc par le commencement.
Vers la fin des années 1970, dans un contexte de grande crise économique, la monarchie traditionnelle éthiopienne est renversée et un gouvernement communiste, appuyé par l’URSS, prend le pouvoir. Comme bien d’autres gouvernements communistes, les nouveaux pouvoirs en place s’attaquent à la pauvreté par une grande réforme agraire. On utilise notamment la force pour déplacer des populations vers de nouvelles régions du pays, et redistribuer les terres.
Ce gouvernement tombe en 1991, avec l’URSS. Le Front populaire de libération du Tigré, actif depuis la famine des années 1983-1985 dans la région limitrophe de l’Érythrée, forme une large coalition avec d’autres organisations régionales afin de rédiger une nouvelle constitution pour le pays. En 1994, on signe le document fondateur, qui instaure un système de « fédéralisme ethnique ». « Les droits de plusieurs Éthiopiens avaient été bafoués sous les systèmes politiques plus centralisateurs », explique Hone.
« On a donc cherché à créer des gouvernements régionaux forts, associés au groupe ethnique dominant de chaque région, qui contrôle alors les terres et le pouvoir politique local. »
De 1995 à 2018, la vie politique éthiopienne est dominée par le parti qui avait mis en avant le fédéralisme ethnique, avec de forts appuis dans la région du Tigré, notamment. Mais lorsqu’un nouveau premier ministre, Abiy Ahmed, accède au pouvoir en 2018, il se distancie de la doctrine. Dans le nord, la réorientation politique fait des mécontents et un groupe rebelle, les Forces de défense du Tigré (TDF), s’organise. Les autorités d’Addis-Abeba envoient leurs troupes dans la région, et depuis, une grande partie du pays est transformée en zone de guerre. On pourrait dire, froidement, qu’on a affaire à un conflit politique, ou certes, idéologique, sur la nécessité d’une centralisation, décentralisation, ou même sécession dans un pays. Mais sur le terrain, la violence est sans nom. Plusieurs observateurs locaux et internationaux rapportent des massacres et des crimes sexuels commis contre les civils de la région du Tigré, aux mains de l’armée éthiopienne, et le gouvernement est accusé de couper les vivres aux populations locales, provoquant la famine et les maladies.
Pendant ce temps, tant les TDF que le gouvernement éthiopien s’en prendraient notamment aux populations amharas qui vivent le long de la route entre la capitale et la frontière nord du pays. Et en décrétant l’état d’urgence, les autorités d’Addis-Abeba ont aussi rempli les prisons du pays de détenus politiques, pour tenter de calmer les troubles.
D’autres factions mécontentes face au gouvernement central ont par ailleurs profité du conflit dans le nord qui dure depuis plus de deux ans pour multiplier leurs propres activités. Ce serait le cas de l’OLA, qui est accusé cette semaine d’avoir massacré une communauté amhara vivant dans la région où les Oromos sont le groupe ethnique dominant. Il s’agirait là de la dernière d’une très longue série d’attaques contre les populations amharas, qui sont particulièrement nombreuses à avoir été relogées, durant la période communiste, dans des régions où elles détiennent aujourd’hui très peu de pouvoir politique.
En bref, pendant que dans le nord, une région est en conflit ouvert avec le gouvernement central, dans l’ouest, les violences sont dirigées contre une minorité locale. Derrière les deux types de conflits, une même idée est en jeu : celle que chaque région de l’Éthiopie devrait être complètement dominée par le groupe ethnique qui y est associé. Un gouvernement d’Addis-Abeba fort menace le fédéralisme ethnique. La simple réalité de la diversité du pays, qui ne se décline pas aussi nettement qu’on le souhaiterait en blocs régionaux homogènes, mine aussi cet idéal.
À quoi ressemblerait une solution au conflit ? La réponse dépend, bien sûr, de l’Éthiopien à qui l’on parle. Les partisans du premier ministre souhaitent évidemment que celui-ci reste en place — d’autant plus que des pourparlers devraient être engagés avec les rebelles du nord. Mais pour bien des civils du Tigré, les violences perpétrées par l’armée éthiopienne seront impossibles à oublier. Et pour plusieurs Amharas, le gouvernement éthiopien se rend complice d’un nettoyage ethnique, en détournant le regard alors que les attaques visant les minorités régionales se répètent.
Hone, pour sa part, croit que les conflits peuvent être ponctués de périodes d’accalmie, mais qu’ils ne peuvent être véritablement résolus en présence d’un ordre constitutionnel aussi clivant. Il souhaiterait que l’Éthiopie entame une réflexion politique sur son avenir, en prônant un arrangement où la diversité du pays serait protégée, sans pour autant que des lignes rigides soient créées autour des appartenances ethniques. Il croit que le Canada, comme le reste de la communauté internationale, pourrait jouer un rôle de soutien important dans un tel processus — sans pour autant en dicter les termes.