Marshall McLuhan a prédit Instagram il y a 60 ans
Le philosophe canadien des médias Marshall McLuhan est surtout connu pour avoir popularisé l’idée d’un « village global » bien avant l’arrivée du réseau Internet. Mais ce n’est pas la plus étonnante prédiction qu’il a faite sur l’évolution des médias. Sans le savoir, il a probablement prédit Instagram dès 1964.
Instagram et TikTok aussi. Quiconque s’y aventure le sait, ces deux réseaux sociaux sont à peu près exclusivement consacrés à la photo et à la vidéo. Ce sont aussi des sources d’information de plus en plus consultées par des millions de jeunes internautes qui les utilisent pour se tenir au courant de l’actualité. Évidemment, s’informer sur Instagram est une expérience aux antipodes de la lecture d’un journal et du visionnement d’un téléjournal — qui, comme son nom l’indique, est essentiellement un journal présenté sous forme télévisuelle.
Dans Understanding Media: the Extensions of Man, McLuhan introduit un concept qui, s’il avait plutôt été énoncé un demi-siècle plus tard, aurait fait un message extrêmement intéressant sur Twitter. « Le message, c’est le média », a-t-il écrit. Selon lui, ce n’est pas tant ce que le média contient ou diffuse qui compte, c’est ce qu’il représente pour l’avancement de la culture humaine. La télévision, par son effet rapprocheur pour des millions de personnes dans le monde, était pour lui à l’opposé d’un livre ou d’un journal, qui demandaient du temps passé en solitaire pour s’approprier son contenu.
Naturellement, on a rapidement dit à la fin du dernier millénaire qu’Internet incarnait l’essence même de l’autre expression popularisée par McLuhan, celle du village global. Vingt ans plus tard, et soixante ans après la première publication de la pensée de McLuhan sur les médias de masse, peut-être doit-on revisiter cette expression. Car on l’a comprise à l’envers. Ce qu’en disait le penseur canadien à l’époque et l’interprétation qu’on a faite de son village global avec l’émergence du Web ne tient plus la route à une époque où les médias sociaux sont la technologie dominante sur Internet.
Niches et superniches
« Ça doit être extrêmement épuisant d’avoir à expliquer à tes lecteurs chacune des nouvelles technologies qui te sont présentées », s’est exclamé à l’auteur de ces lignes un jeune influenceur albertain croisé à une conférence sur les technologies organisée début juin, quand il a compris que Le Devoir évoqué sur son porte-nom était un quotidien Web et imprimé québécois.
Avec une barbe rousse minutieusement taillée et probablement les mêmes lunettes que celles que portait Sylvester Stallone dans le film Cobra, sorti en 1986, le jeune homme aurait aussi bien pu se présenter comme futur chef d’antenne à la télévision canadienne. Mais, non. Son travail — car c’en est un, et il est lucratif si l’on en croit la demi-douzaine de ses homologues influenceurs canadiens-anglais également croisés cette journée-là — consiste plutôt à alimenter en courtes vidéos aguichantes un compte Instagram et une page YouTube.
« Moi, je n’ai pas à faire ça. J’ai des abonnés qui connaissent déjà les technologies, et ma chaîne est une chaîne nichée, très spécialisée. » Un instant plus tard, lui et d’autres youtubeurs réunis à la même table se chamaillaient d’ailleurs pour essayer de déterminer quels mots-clés insérés dans le titre de leurs publications respectives allaient attirer le plus d’internautes.
La pandémie a rendu pas mal plus courants les échanges de ce genre dans les événements médiatiques. On pouvait compter quelques influenceurs dans une foule de journalistes, avant 2020. En 2022, c’est complètement l’inverse.
Évidemment, quand on imprime chaque jour un journal, on n’a pas les mêmes besoins que quand on alimente une chaîne sur YouTube. Le défi n’est pas le même. Écrire quotidiennement des articles de 6500 caractères laisse pas mal de place pour expliquer, détailler, énumérer.
Sur Instagram, la durée d’une vidéo qui est jugée « optimale » pour gagner en popularité selon les guides d’aide aux futurs influenceurs est de 26 secondes. Elle est de 7 à 15 secondes sur TikTok.
Village-tribu
Un autre concept cher à Marshall McLuhan a été celui des « médias chauds » et des « médias froids ». Cette catégorisation a été rapidement critiquée, et McLuhan lui-même a dû revoir son interprétation quand il a vu la qualité de la télédiffusion s’améliorer sensiblement durant les années 1970. La télévision ultra haute définition qu’on connaît aujourd’hui l’aurait probablement fait tomber en bas de sa machine à écrire…
Une interprétation qui a été donnée à ce concept tient toutefois très bien la route encore aujourd’hui, sinon encore mieux. Les médias « chauds » sont ceux qui, selon l’auteur, engagent émotivement le plus le public, qui se fait livrer l’information d’une façon telle qu’il n’a pas besoin de fournir d’effort intellectuel pour en compléter les angles morts.
Comme la télévision, le Web d’il y a 20 ans serait probablement tombé dans la catégorie des médias froids, des médias dont la bande passante est trop courte pour fournir une information engageante et qui, pour ainsi dire, forcent le public à imaginer les pièces manquantes pour bien comprendre le message.
Avec ses messages de 280 caractères, Twitter est assurément un média froid. Instagram et TikTok tombent dans la catégorie opposée. Ce sont d’ailleurs eux — les médias chauds — qui devaient incarner le fameux village global prédit dans Understanding Media. Pas un village dans le sens d’une place publique pour la planète entière, mais plutôt comme un regroupement de tribus, chacune réunie autour des messages que ses membres jugent les plus engageants.
Des universitaires qui ont analysé le texte de McLuhan pensent même qu’il prédisait le retour de la tradition orale dans la communication de masse, au détriment des communications écrites.
On ne peut pas dire qu’il avait tort. La vidéo comme on la trouve sur les réseaux sociaux utilise d’ailleurs les mécanismes de cette tradition : allégorie, séduction, engagement…
On peut même arguer que McLuhan avait prédit Instagram… il y a 60 ans. Maintenant, essayez d’expliquer ça dans une vidéo de 7 secondes !