Une «certaine idée» du Québec

Dans l’introduction de ses Mémoires de guerre, Charles de Gaulle racontait dans une formule devenue célèbre qu’il avait toujours eu « une certaine idée de la France ». Cette idée, écrivait-il, « le sentiment me l’inspire aussi bien que la raison ». Dans ces quelques mots, il résumait la passion que provoquait chez lui aussi bien le caractère charnel de ses paysages, de ses clochers et de ses villages que la grandeur de son histoire et de ce qu’il appelait son destin. Celle qu’il nommait « la personne France » était pour lui un être de chair et d’émotions autant que d’intelligence.

Tous ceux qui ont tenté de comprendre le libérateur de la France se sont frappés à cet amour fusionnel de son pays qui lui permit de l’incarner aux heures les plus difficiles de son histoire comme seuls quelques rares personnages historiques l’avaient fait avant lui. Dans « charnel », comme dans « incarner », il y a le mot « chair ». Car incarner, c’est représenter quelque chose d’abstrait sous une forme matérielle. La politique étant un art et non pas une science — et encore moins une technique comme voudraient nous le faire croire les technocrates —, elle a besoin d’être incarnée dans des êtres de chair et de sang.

Au moment où nous soulignons les 100 ans qu’aurait eus René Lévesque cette année, il n’est pas exagéré de dire qu’il a incarné le Québec comme peu d’hommes l’avaient fait avant lui. Car, ce Québec, il ne l’incarnait pas que dans ses idées, mais aussi et peut-être surtout dans sa chair.

Face à l’aristocrate arrogant et désinvolte que fut toujours Trudeau, cet homme petit, chauve et presque chétif personnifiait la réserve et l’humilité des gagne-petit jusque dans sa façon de bouger et de parler. Jusque dans sa gestuelle, il était ce Québec humilié qui s’éveillait soudain et qui, devant nos yeux, prenait confiance en lui-même. Triturant la langue, multipliant les circonvolutions et les incises, il n’était pas capable d’exprimer une idée sans y insuffler une petite part de doute dans laquelle chacun de nous se reconnaissait. Là où de Gaulle aurait dit que la France était grande de toute éternité, il dira que « nous sommes quelque chose comme un grand peuple ». Pour prononcer ces mots qui laisseraient indifférentes la plupart des grandes nations de ce monde, il fallait sentir le Québec jusque dans ses tripes.

Cette proximité avec le peuple, c’est aussi ce qu’on appelle l’instinct politique. C’est sous cet éclairage qu’il faut examiner la polémique qui continue d’entourer, 40 ans plus tard, cette époque où, après le référendum perdu de 1980, Lévesque proposa le « beau risque », provoquant aussitôt une série de démissions chez ses ministres.

Comme le respect absolu de la souveraineté du peuple poussa de Gaulle à démissionner le soir même du 27 avril 1969 après la perte d’un référendum, le même respect poussa Lévesque à accepter sans sourciller le verdict du référendum de 1980. Contrairement à la longue paralysie qui suivit celui de 1995, Lévesque remit immédiatement et presque miraculeusement le Québec en marche. Car, après le « beau risque », Robert Bourassa dut reprendre le flambeau jusqu’à l’accord du lac Meech et son reniement final. Sans cela, il n’y aurait jamais eu de référendum en 1995. C’est donc aussi à celui qui avait dit « à la prochaine » que les souverainistes doivent cette presque victoire. Même mort et malgré leur séparation déchirante, c’est un peu René Lévesque qui passa le témoin à Parizeau.

« Ce n’est pas en tirant sur les fleurs qu’on les fait pousser plus vite », avait-il déclaré au magazine Le Point en 1984. C’est ce même attachement au peuple qui l’amenait à se méfier comme de la peste des idéologues de gauche. Laisser penser que Lévesque serait « woke » aujourd’hui, c’est oublier son allergie congénitale aux idéologies et à toutes les chapelles. C’est oublier que ce social-démocrate dans l’âme préféra fonder le Parti québécois avec l’ancien créditiste Gilles Grégoire du Ralliement national plutôt qu’avec le flamboyant Pierre Bourgault du RIN, dont il se méfia toujours.

Tout cela pour dire qu’il sera toujours vain d’opposer le nationalisme à la souveraineté. D’ailleurs, l’un ne saurait survivre sans l’autre. Qu’est-ce que la souveraineté sans le nationalisme, sinon un simple mot d’ordre vidé de sa substance ? Une fleur à la boutonnière. Qu’est-ce que le nationalisme sans horizon souverainiste, sinon un provincialisme qui refuse l’appel du large et se condamne à terme à cette « médiocrité » qu’a si bien décrite l’historien Maurice Séguin.

Dans son dernier livre sur de Gaulle (Le sursaut), le journaliste Franz-Olivier Giesbert raconte combien il fallut de détours et même de mensonges à de Gaulle pour arriver à ce qu’il avait toujours voulu faire : donner son indépendance à l’Algérie. « Ce qu’il faut de folie à l’accomplissement d’un grand destin, et ce qu’il y faut en même temps de soumission au réel », écrivait Mauriac à propos de Malraux et de Gaulle. Des qualités rarement réunies en un seul homme, mais que Lévesque maniait comme personne.

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