Tourner en rond
À quelques jours du Grand Prix, on publiait hier dans La Presse une lettre de Nino Gabrielli, bibliothécaire à l’Université de Montréal, et François Harvey, professeur au cégep Édouard-Montpetit, mettant en lumière l’étonnante contribution d’Hubert Aquin à la création, à Montréal, de cet événement d’envergure.
En décembre 1962, écrivent les auteurs, Hubert Aquin, amateur de sport et fasciné par la course automobile, lance l’idée de créer un Grand Prix automobile à Montréal. Aquin s’entoure d’alliés qui l’aident à développer sa vision, et le contexte est favorable aux idées ambitieuses. La métropole se transforme, elle entre à grande vitesse dans la modernité. Si bien que la Ville s’implique aussitôt dans le projet. On désigne l’île Sainte-Hélène comme site d’accueil et on fixe la date de la première course dès l’automne suivant, le 22 septembre 1963. Rien de moins ! Un règlement municipal limitant la vitesse automobile forcera cependant le report du projet et Aquin s’en détournera. Reste que, plaident Harvey et Gabrielli, il serait cohérent que l’on mentionne quelque part l’implication de l’écrivain dans la création du Grand Prix.
C’est avec beaucoup de plaisir que j’ai regardé les films qu’Aquin a consacrés au sport lorsqu’il travaillait à l’Office national du film du Canada. En 1959, il réalise Le sport et les hommes, un documentaire qui met en images les textes de Roland Barthes sur la performance sportive. On y trouve une longue séquence sur la course automobile, où l’on présente avec affection l’art de la maîtrise des commandes et de la mécanique du véhicule. On nous parle de la piste comme d’un lieu où « l’espace est contre le temps » ; de la course comme histoire de courage, où le pilote met tout en jeu pour « transformer la masse en agilité, le poids en puissance ». Un vrai trésor que ce cinéma tout en intelligence et en contemplation, sur le sport en tant que « grande institution moderne jetée dans les formes ancestrales du spectacle ».
En ce qui concerne la création du Grand Prix de Montréal, on a bien raison de vouloir mettre en lumière cet épisode où se sont croisés sport, littérature et aménagement urbain. Cela dit, il ne faudrait pas empêcher les idées de continuer à évoluer pour autant. S’il est important de bien nommer le patrimoine bâti — qui, lui, ne va pas disparaître si le Grand Prix cesse d’avoir lieu —, on ne peut s’empêcher de voir une douce ironie dans le fait de vouloir rendre à César ce qui lui appartient alors qu’il y a de sérieuses raisons de remettre en cause l’existence même du Grand Prix de Montréal.
L’Agence France-Presse rapportait en 2019 que le Grand Prix est une orgie d’énergies fossiles, l’événement de cette année-là ayant causé l’émission de 256 551 tonnes de CO2. Ces émissions ne sont liées qu’en petite partie aux moteurs et aux activités sur le circuit, mais il n’en demeure pas moins que, pour faire tourner des bolides en rond devant la foule en liesse, il faut transporter le matériel, déplacer des gens, faire rouler des usines, des bureaux. Toute l’affaire est excessivement énergivore, et les promesses de rendre l’événement « carboneutre » ont quelque chose d’absurde.
L’idée de rendre la F1 carboneutre repose en grande partie sur la compensation des émissions, un mécanisme qui, en principe, est utile surtout pour sauver les meubles lorsque la consommation d’énergies fossiles est inévitable pour atteindre un objectif autre. Or, ici, toutes les émissions seraient évitables : il suffirait de cesser de s’adonner à cette activité dont on peine à voir l’utilité au-delà du spectacle. Même le champion du monde Sébastien Vettel admettait récemment qu’il doutait de la pertinence de son sport, qui consiste à parcourir le monde pour « gaspiller des ressources ».
Étrangement, on voit à Montréal une chorale parfaitement consensuelle de politiciens et d’institutions qui continuent d’applaudir le Grand Prix et ses précieuses « retombées » sans remettre en question le fait d’arrimer le dynamisme de la métropole à un événement aussi objectivement néfaste. Même l’administration de Valérie Plante, autrement sensible aux préoccupations environnementales et à la mobilité durable, se montre catégorique sur le maintien du Grand Prix jusqu’au terme de son contrat avec la Ville, en 2031.
Il y a quelque chose de l’ordre de l’anachronisme : on exprime sans réserve une gratitude infinie de pouvoir accueillir chez nous « le plus grand événement sportif au pays », comme si Montréal était autrement à court d’atouts et d’imagination. On nous parle des commerces, de la restauration, de l’hôtellerie, qui roulent enfin à plein régime — n’est-ce pas merveilleux ? On nous parle des progrès technologiques permis par la F1. Vous savez, les voitures sont beaucoup plus efficaces, moins gourmandes, grâce à la F1, c’est formidable. Le raisonnement tourne en rond, il ne justifie rien. Il ne fait que révéler notre dépendance — économique, technologique — à des activités et à des industries qui reposent sur la destruction de la nature et du vivant.
Le Grand Prix est un symbole du choix cruel qu’on nous force sans cesse à faire entre « la prospérité » (une prospérité qui n’est même pas partagée) et la suite du monde. À travers la culture de la F1, l’incarnation de ce dilemme est, il faut bien l’admettre, particulièrement vulgaire et violente. Le Grand Prix de Montréal devrait appartenir au passé et être inscrit dans la mémoire collective comme l’emblème d’une démesure qui ne peut plus durer.