Si j’avais les ailes d’un ange

C’était écrit dans le ciel azur : l’été serait placé sous le signe des vastes horizons aguicheurs. Après avoir saccagé les plages gaspésiennes et fait perdre haleine aux baleines durant deux ans, le touriste s’épivarde plus loin. Si j’avais les ailes d’un ange, j’irais vous rejoindre parce que c’est irrésistible, toute cette pub gratuite que vous faites à la bougeotte, votre iPhone 13 double caméra en main.
Je vous envie les souks marocains, la visite hygiénique des quais de la Seine, le glas nostalgique de l’église vénitienne, le resto californien caché dans les vignobles, la plage mexicaine ou barcelonaise, la noce stambouliote, la Slovénie ou l’Hérault. Ah l’Hérault ! Loin des foules flasques et bêlantes. « Les plages entre Frontignan et la Camargue. Les campagnes autour de Pézenas et Clermont-l’Hérault. L’huile d’olive. Les baignades dans l’Hérault près du pont du Diable », écrit Simon, disciple du Michelin.
Je vous envie tout, surtout la cataracte de l’insouciance. Quelle liberté ! Vos ailleurs me font rêver. C’est merveilleux d’enfin pouvoir se fuir en mode turbo, se dépayser le verre fumé, changer la tapisserie sans arrière-pensées. Cela dit, wherever you go, there you are. Je me console avec ça.
En plus, vous avez dû composer avec le bordel au bureau des passeports, les attentes, les fouilles, la claustrophobie aérienne, les bagages. Courage, fuyons ! Un voyagiste déclarait dans La Presse : « C’est la folie en ce moment, chaque semaine, un record. »
Le « staycation », ce sera pour une autre fois. Je ne vous recommande pas l’Espagne cette semaine (40 Celsius à l’ombre) et la même bouffée de chaleur « anormale » est montée en France en fin de semaine. On rationne l’eau — le tiers de l’Hexagone — (qu’ils boivent du champagne !), les risques d’incendie sont extrêmes et les agriculteurs en arrachent déjà. La faute au réchauffement climatique. Ça ne devrait pas nous calmer.
Sauf si on lit La bougeotte, nouveau mal du siècle ? de Laurent Castaignède, un ingénieur français ressuscité en conseiller en impact environnemental sur les questions de transport. Ce n’est pas une lecture d’été, ni une lecture de tout repos, ni une lecture de voyage. Par contre, c’est une lecture très juste de l’air du temps.
La bougeotte n’est plus ce qu’elle était
On y apprend notamment que le passager aérien parcourt trois cents fois plus de distance qu’en 1950, pour un total de 30 milliards de kilomètres passé à 9000 milliards en 2019. J’ai calculé qu’un seul vol aller-retour Montréal-Paris (ou Montréal-San Francisco) me vaudrait l’équivalent en GES de 15 000 kilomètres d’automobile, soit la moyenne d’un an.
On peut toujours se dire que les compagnies aériennes font des vols à vide (vols fantômes) pour ne pas perdre leur créneau de décollage, comme elles l’ont fait durant la pandémie. Aussi bien les remplir, non ? L’avion, c’est le dernier joujou moderne sur lequel les riches ne voudront pas négocier leur énorme bilan carbone. À aucun prix. C’est la faute de Jules Verne.
« L’épidémie de bougeotte s’est aujourd’hui transformée en véritable pandémie », écrit Laurent Castaignède, qui ne sait peut-être pas que la Coalition avenir Québec (CAQ) vient de lancer un programme qui rembourse annuellement chaque Québécois pour trois vols aller-retour en sol québécois, à hauteur de 500 $. L’aubaine.
L’auteur parle carrément de dépendance et d’avionite aiguë. Et pour se donner bonne conscience en pure perte : « Compensation carbone de son vol pour seulement quelques sous de plus, aérogare bioclimatique, véhicules au sol électriques, vaisselle de bord compostable, etc. »
Profitez-en, un jour très prochain, vous ne pourrez plus publier de selfies de vos dépaysements devant la tour Eiffel ou le lac de Côme sans vous faire shamer sur les réseaux sociaux, ce qu’on appelle le travel shaming. Je connais déjà des écoanxieux qui voyagent incognito, un peu honteux mais incapables de résister à la dopamine du mouvement et en faisant planter quelques sapins qui n’auront pas le temps de capter le carbone avant 2030, ou qui brûleront dans une sécheresse.
Vol au-dessus d’un nid de coucous
En attendant de voyager à l’aide de casques de réalité virtuelle, l’être humain aura le temps de déplacer beaucoup d’air. S’il faut en croire Sébastien Bohler (je vous ai parlé de son excellent livre Où est le sens ?, il y a un an), neurobiologiste et rédacteur en chef de la revue française Cerveau & Psycho, notre espèce dangereuse a adopté des comportements psychopathes pour son hôte, la planète.
Son dernier essai, Human Psycho, n’y va pas avec une paille en plastique pour nous faire avaler la potion. « La nature psychopathique de l’humanité repose sur quatre caractéristiques fondamentales : l’ego surdimensionné, la manipulation, le manque d’empathie et l’irresponsabilité. Tout traitement qui vise un résultat devra traiter ces quatre symptômes. » Et on manque déjà de psys…
En gros, nous ne pensons qu’à notre gueule en ne nous imaginant jamais que nous sommes huit milliards à faire de même. Un geste anodin répété autant de fois devient un plan suicidaire à l’échelle planétaire. « L’ego humain est aussi grand que son mérite est petit », écrit Bohler, qui nourrit davantage d’admiration pour les vers de terre que pour ses semblables.
Dans sa façon d’agir envers la biosphère, les espèces animales, les forêts ou les ressources naturelles, l’espèce Homo Sapiens ne se pose presque jamais la question des conséquences
Et il cogne sur les médias obsédés par les « nouvelles positives » pour tout ce qui concerne l’effondrement futur du vivant. « Un psychopathe ne s’adapte pas. Il persiste. Jusqu’à la fin », écrit le neurobiologiste. Revoir Don’t look up. Déni cosmique. On ne l’écoutera pas, lui non plus.
Pour en guérir, il faudrait activer la fonction anticipatrice de notre cortex orbitofrontal. Bohler souligne que « le coût du réchauffement lié aux catastrophes s’élève aujourd’hui à 250 milliards de dollars par an et pourrait atteindre 1700 milliards par an d’ici 2025 ». Dans trois ans… la CAQ maintiendra le statu quo.
Des millions de personnes baladent leur quête de sens, d’amour et d’intensité d’une aérogare à l’autre, en pleine dissonance cognitive. Un jour, moi aussi, je céderai, par mimétisme, par envie, par nostalgie, par ennui, charmée par vos invitations ou un reportage incontournable, j’irai vous rejoindre pour un dernier tour de piste, parce que je n’ai pas envie d’être vertueuse et de rester seule sur le tarmac, barnak.
En attendant, pour me consoler, j’irai au Grand Prix.
Joblog | Rester à flot
La dame marocaine (bonjour Ouiam !) comprenait mon refus. Non, je ne prendrai pas votre offre de iPhone 13 à 3 $ de moins par mois. Je n’ai pas besoin de le changer. J’irai au bout de sa vie utile, il n’a que trois ans.
« Oui, mais on va le recycler, madame ! Nous avons même un programme Mobility for Good qui redonne votre vieil appareil aux étudiants ou aux gens qui n’en ont pas les moyens. »
J’ai demandé à la vendeuse combien de personnes refusaient son offre. « C’est rare… environ 2 %. Pour les mêmes raisons que vous. »
En anglais, j’aime bien l’expression « Keeping up with the Joneses ».
En français, je vous recommande ce texte d’un étudiant en sociologie de l’UQAM, né en 1995. Peut-être faudra-t-il renoncer à l’espoir et au bonheur tel qu’il nous est vendu : bit.ly/3OkvwVR
Noté la déclaration du ministre des Transports, François Bonnardel, au sujet des billets d’avion à 500 $ : « Notre objectif, avec le plan que nous dévoilons, c’est de stimuler la demande en nous assurant que tous les Québécois puissent voyager vers l’ensemble des régions éloignées pour un montant maximum et n’importe quand au cours de l’année. » Par ici les votes !
Utilisé le calculateur d’empreinte carbone en avion offert par le site Bon Pote. Très facile à utiliser (trois clics), avec aéroport de départ et d’arrivée en plus des explications. Si nous bénéficions d’une banque de deux tonnes de carbone par personne (pour respecter l’Accord de Paris) plutôt que les 10 tonnes annuelles actuelles (!), un vol Montréal-Athènes compterait pour 101 % de notre bilan annuel… bit.ly/3tC6JoG
Sorti mes livres de bougeotte, Fragments d’ailleurs I et II, chroniques de mon collègue Gary Lawrence, qui sait nous faire voyager par les mots en conviant tous nos sens et en limitant notre bilan carbone. Un don rare. Pour ceux qui veulent voyager local, toujours en restant sur place, il y a aussi Fragments d’ici. 25 récits au Québec, publié l’année dernière. Gary y cite l’un des cofondateurs de Tourisme durable Québec (TDQ), Jean-Michel Perron : « Si vous sondez les voyageurs, ils vont tous vous dire qu’ils veulent privilégier des destinations et des entreprises responsables et vertes, mais en réalité, lorsque vient le temps d’acheter leur voyage, la majorité d’entre eux vont choisir le moins cher. » editionssommetoute.com/Livre/fragments-dici
Correction: La version originale de cet article indiquait que, selon La bougeotte, nouveau mal du siècle? de Laurent Castaignède, un passager aérien parcourt trois fois plus de distance qu’en 1950. Il s'agit plutôt de trois cents fois plus de distance.