Le départ de Super Mario
D’aussi loin que je me souvienne, Mario Fortin arborait son même beau sourire. Celui d’un chic type un peu bourru, pudique, qui ne racontait de bobards à personne. Ni à son public ni aux journalistes. Sans esbroufe, avec une force tranquille et courtoisie. Fou de septième art, gestionnaire de haut vol, impliqué dans le réseau des salles indépendantes, la tête dans ses idéaux et les mains dans le cambouis. Il n’aimait pas trop étaler les déboires de son métier, les abordait avec des bémols, préférant regarder le côté rose de la vie.
Je revoyais à Cannes ou ailleurs le p.-d.g. des cinémas Beaubien, du Parc et du Musée, avec sa compagne et collaboratrice Louise, qui gérait la comptabilité. Avenants, tous les deux, même quand tout clochait dans les festivals ces derniers temps.
Nous nous sommes retrouvés mercredi au brunch de retraite de Super Mario, aux côtés des membres de son conseil d’administration du Beaubien, dont le cinéaste Philippe Falardeau. Le 17 décembre prochain, il tirera sa révérence. Le septième art à Montréal se sentira bien orphelin. On déclare souvent d’une voix dramatique, quand un pionnier s’en va : « C’est la fin d’une époque. » Parfois, c’est vrai.
Son amour du grand écran dans la communion de l’audience et son respect de l’intelligence du spectateur assorti d’une offre cinéphile exigeante auront marqué tant de Montréalais. Depuis cinq ans, donc bien avant la vague pandémique, il prévoyait de passer la main fin 2022 : Roland Smith, à 70 ans, lui avait offert les clés du cinéma du Parc. Ça l’aura marqué. Il veut s’effacer au même âge. Sa relève est assurée en partie. Tout se finalisera au cours des prochains mois. « Je ne déteste personne assez pour lui confier ce que j’ai fait longtemps tout seul », dit-il en souriant. Ses cinémas seront gérés en collégialité, avec un nouveau président-directeur général nommé plus tard.
L’instinct de celui qui a traversé les époques et sa foi du charbonnier dans l’avenir des salles vont manquer au milieu. Nul n’est irremplaçable, dit-on. Allons donc ! « Pas question de jouer à la belle-mère », assure-t-il. Mais aider de ses lumières ceux qui lui succéderont, pourquoi pas ? « Quinze ans plus tôt, j’aurais pensé : “Impossible pour moi de partir. Il n’y a pas de relève.” Aujourd’hui, des jeunes pleins d’énergie se sont mis à émerger. » Son enthousiasme proverbial lui sert de boussole. Pour ce qui est du deuil à encaisser chez cet hyperactif, il verra bien. Tant de films sont à voir.
Mario Fortin faisait partie du paysage depuis si longtemps. Au cinéma Séville, à Téléfilm Canada, chez Famous Players, au Marché international du Festival des films du monde ou ailleurs, il connaissait la musique. Ça aide à l’heure de monter un gros projet.
Je le revois en 2001, quand il prit la tête de l’ancien Dauphin rebaptisé Beaubien, dans Rosemont–La Petite-Patrie, après la faillite du propriétaire Cineplex Odeon. Tout un comité de citoyens, de commerçants, de politiciens avait poussé à la roue à ses côtés pour sauver le petit temple culturel. Mais rien n’était acquis, si loin du centre-ville. Allait-il remporter son pari de relance ? Tu parles ! Le Beaubien n’ouvrit pas comme prévu le 11 septembre — cas de force majeure —, mais démarra plus tard avec Le fabuleux destin d’Amélie Poulain. Un triomphe !
On vit au fil des ans Mario Fortin se démener dans son fief, ajouter de nouvelles salles au petit complexe, changer les fauteuils, gérer le présent et l’avenir, imposer un modèle d’entreprise d’économie sociale, s’impliquer auprès des autres propriétaires de cinémas du Québec et sur l’arène internationale, développer de nouveaux publics et transformer la vie culturelle de la communauté du coin.
Comme cinéma de quartier, le Beaubien est vite devenu un vrai modèle. D’autres cinéphiles viennent de loin pour s’y ressourcer. Au cinéma du Parc, ça roule aussi. Le cinéma du Musée, qui fut plus lent à s’imposer, mise sur les projections en présence des cinéastes et se redéfinit.
Bien des salles d’art et d’essai, dont Ex-Centris, seront tombées au combat. Mario tenait bon. Reste que la pandémie lui est rentrée dans le flanc. Il avait dû fermer boutique, comme tant d’entrepreneurs, durant de longs mois, mettre à pied 39 employés. Une mesure temporaire, oui, mais jusqu’à quand ? Et avec quelles conséquences à long terme ? Il l’ignorait. Tout ça dans un paysage cinématographique en mutation accélérée.
Quand on lui parle de la concurrence des nouvelles plateformes, il rappelle que les séries marchent mieux en ligne que les films. Quant aux jeunes qui accompagnaient au Beaubien leurs parents vingt ans plus tôt, ils emmènent aujourd’hui leur progéniture qui reviendra demain.
Ça prend des Mario Fortin pour prévoir un avenir radieux aux salles obscures sans crier « Après moi, le déluge ! ». Il quittera bientôt la scène avec élégance, comme il y a vécu.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.