Nos données expropriées

Il y a un lien entre la foison de propos haineux, les incivilités qui pullulent sur les réseaux sociaux, les pratiques qui affaiblissent l’industrie de la musique, le déficit de découvrabilité des œuvres issues des cultures minoritaires et le démantèlement des conditions de viabilité des médias. Ces dysfonctionnements ont tous à voir avec les modes de création de la valeur à partir des données produites dans les espaces connectés. Ils reflètent les écueils de la société de surveillance où la valeur des données est expropriée par des entreprises moyennant des conditions dérisoires.

La virtualisation des échanges a engendré une économie caractérisée par l’extraction de la valeur des innombrables données produites par tous ceux qui évoluent dans le monde connecté. Dans son dernier rapport annuel, le commissaire à la protection de la vie privée du Canada, Daniel Therrien, écrivait que « le contexte de la protection de la vie privée a changé ». Il constatait que les géants de la technologie, comme Facebook et Google, semblent en savoir davantage à notre sujet que nous en savons nous-mêmes. La revue Droits et libertés publie ce mois-ci un numéro consacré aux périls que le capitalisme de surveillance fait courir à la démocratie et aux droits.

Dans son ouvrage L’âge du capitalisme de surveillance, l’économiste Shoshana Zuboff a mis en avant la notion de capitalisme de surveillance pour rendre compte de ces réalités. Elle relève une analogie entre le capitalisme industriel au XXe siècle dans les usines du constructeur automobile Ford et la forme de capitalisme inventée par Google au tournant des années 2000. Elle explique que : « L’industrie numérique prospère grâce à un principe presque enfantin : extraire les données personnelles et vendre aux annonceurs des prédictions sur le comportement des utilisateurs. Mais, pour que les profits croissent, le pronostic doit se changer en certitude. Pour cela, il ne suffit plus de prévoir : il s’agit désormais de modifier à grande échelle les conduites humaines. »

Les processus algorithmiques et ceux qui sont fondés sur les technologies de l’intelligence artificielle procurent une capacité considérable de collecter, de compiler et d’analyser des données sur plusieurs dimensions de la vie de chacun et d’inférer, voire d’anticiper les comportements. Selon Shoshana Zuboff, ces capacités accrues de capter et d’analyser les données et les possibilités de prédiction qui en découlent mettent à mal aussi bien les libertés individuelles que le fonctionnement de la démocratie.

Ces constats sont souvent accueillis par des propos résignés ou outrés. Certains appellent à des réactions individuelles de diabolisation ou de rejet des objets connectés. On se lamente à propos des fléaux qui sévissent sur Internet sans trop s’interroger sur la mise à niveau des lois régulant ces espaces virtuels.

Pourtant, une fois qu’on a fait le constat que les données constituent la ressource clé de l’accumulation du capital, il importe de regarder de près les caractéristiques de ces ressources qui constituent des vecteurs de création de valeur. Il devient essentiel de penser une régulation démocratique des procédés technologiques de création de la valeur associés à de grands potentiels de surveillance et autres pratiques liberticides.

L’impasse individualiste

Mais la mise en place de régulations efficaces est entravée par la persistance à considérer les données que chacun d’entre nous produit uniquement comme une ressource que les individus doivent protéger en consentant à leur usage. Les lois actuelles ont pour principal effet pratique d’obliger à demander à chaque usager de cocher « je consens ». Un tel cadre juridique laisse le champ libre à des pratiques par lesquelles la valeur des données peut être accaparée par les entreprises qui les compilent afin d’en tirer des bénéfices, notamment par la publicité ciblée.

Avec un cadre juridique aussi mal ciblé, la valeur des données se trouve appropriée par les entreprises qui contrôlent les dispositifs technologiques de captation et de traitement des données. Pourtant, ces données massives sont une ressource émanant de la collectivité. Cela permet d’identifier une kyrielle de phénomènes. Par exemple, c’est par la compilation des données massives issues, notamment des téléphones portables, qu’il est possible de disposer en temps réel d’informations sur l’état de la circulation dans un secteur précis d’une ville.

Encadrer les processus par lesquels on génère de la valeur avec les données en multipliant les obligations d’obtenir le « consentement » des individus pour utiliser des données ne suffit pas. Il faut rétablir la capacité des États à réguler les activités de cette société de capitalisme de surveillance. Il faut des lois qui détermineront les droits et les obligations des personnes, individus, entreprises et gouvernants dans la production de valeur à partir des données. En plus de renforcer la maîtrise des individus sur les renseignements qui les concernent, il faut doter les données massives d’un statut conséquent avec le fait qu’elles sont une ressource génératrice de valeur au sein du « capitalisme de surveillance ».

La société de surveillance ne doit plus être considérée comme une fatalité. La mise à niveau des législations est essentielle pour établir les conditions du fonctionnement des activités fondées sur la captation et la valorisation des données produites par ceux qui vivent dans les environnements connectés.

Cette chronique fait relâche jusqu’au 16 août.

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