Gagner la coupe Stanley, perdre l’Internet canadien
La série finale qui doit mener une équipe de la Ligue nationale de hockey à boire du champagne à même la coupe Stanley s’amorce d’un jour à l’autre. Et s’il y aura assurément une équipe gagnante, il pourrait y avoir beaucoup plus de perdants qu’à l’habitude. Car dans l’ombre de la coupe Stanley se décidera ces jours-ci l’avenir de l’Internet canadien.
La Cour fédérale vient d’autoriser Bell, Rogers et Québecor à mettre en place les mécanismes nécessaires pour bloquer la diffusion illégale sur Internet des matchs de la LNH. Comme cette diffusion illégale se produit la plupart du temps sur des sites hébergés à l’extérieur du Canada, les trois fournisseurs sont autorisés à rendre ces sites inaccessibles à partir du Canada. Le jugement leur permet d’obliger des fournisseurs indépendants qu’ils les bloquent eux aussi.
Des millions de dollars en jeu
Ce n’est pas la première fois qu’une telle pratique est permise. En 2019, Bell et Rogers avaient obtenu le droit de couper l’accès au service de télévision par Internet GoldTV. L’adresse Internet de ce service a été immédiatement bloquée. Il n’a fallu que quelques jours pour que GoldTV crée une nouvelle adresse Internet pour déjouer ce système.
Pour éviter que ça se reproduise, la Cour fédérale permettra aux fournisseurs Internet de bloquer « dynamiquement » l’accès à des webdiffusions illégales des matchs de la LNH. Ce que ça signifie, c’est qu’un système sera mis en place qui devra être respecté par tous les fournisseurs de services Internet au pays et qui sera continuellement mis à jour pour fournir toutes les adresses Internet susceptibles de diffuser illégalement le hockey de la LNH. Tous les fournisseurs canadiens devront s’y soumettre.
C’est une première au Canada, mais ce n’est pas une première mondiale. Car le « blocage dynamique d’adresses Internet » est en réalité le modèle d’affaires d’une entreprise britannique appelée Friend MTS, qui propose déjà ses services aux diffuseurs de soccer professionnel anglais au Royaume-Uni et en Irlande.
Les trois géants des télécommunications canadiennes ont versé des millions de dollars pour se réserver le droit exclusif de diffuser ces parties. Chaque jour de match, on peut trouver en fouillant un peu sur Internet des dizaines de diffusions de ces mêmes matchs accessibles gratuitement. Combattre ce piratage tombe sous le sens. C’est une affaire de gros sous.
Pour éviter les dérapages, la cour a indiqué que son autorisation cessera dès que la coupe Stanley sera remportée plus tard ce mois-ci. Quiconque souhaiterait répéter l’expérience devra repasser devant un juge.
Une escalade inefficace
Le hic, car il y a un hic, c’est que les millions de dollars dépensés pour présenter le dossier devant la cour puis pour mettre en place les dispositifs nécessaires à l’application de ces mesures risquent d’être gaspillés en vain. Pour une raison simple : quiconque souhaite accéder à un site Internet bloqué par son fournisseur n’a qu’à s’abonner à un service VPN. Les VPN (virtual private networks ou réseau virtuel privé, en français) masquent l’activité en ligne des internautes qui s’en servent.
Les VPN étaient, il y a quelques années seulement, un gadget logiciel connu seulement d’une poignée de cracks du Web, mais ce n’est plus le cas. On trouve ces jours-ci l’équivalent d’un service VPN à bord de navigateurs Web grand public comme Firefox et Safari. Les VPN indépendants coûtent souvent moins de cinq dollars par mois et masquent l’activité en ligne d’un utilisateur qu’il soit sur mobile, sur ordinateur personnel ou même sur un récepteur numérique pour la télévision (Google Chromecast, Amazon Fire TV, etc.).
En fait, les VPN sont si bien connus que même la Cour fédérale a exigé un audit indépendant pour analyser le comportement des internautes durant les matchs de finale de la LNH.
Comme l’écrit la Clinique d’intérêt public et de politique d’Internet au Canada (CIPPIC), un organisme issu du Département de Droit de l’Université d’Ottawa qui défend l’intérêt public dans les enjeux touchant à Internet : « Si Rogers, Bell et les autres sociétés médiatiques qui ont demandé ce jugement désirent le prolonger au-delà des séries de la saison 2022, un audit indépendant devra établir que le blocage collatéral de contenu légitime a été minimal et que ce blocage a réellement permis de hausser le taux d’abonnement à leurs services, plutôt que de diriger les internautes vers des sources illégales ou vers l’adoption de services VPN. »
En Chine et en Russie, les VPN donnent à l’opposition citoyenne un moyen de déjouer les barrières et d’accéder à des sites et à des médias étrangers. Au Canada, les services VPN aideront à déterminer si Internet peut être contrôlé non pas par l’État, mais par trois entreprises qui contrôlent déjà la diffusion télévisuelle et la majeure partie de l’infrastructure Internet, avec ou sans fil.
Leurs craintes sont évidemment fondées — le piratage de contenu commercial est illégal, et il faut endiguer le phénomène. La méthode utilisée a de quoi inquiéter. S’il fallait qu’elle s’applique à l’avenir chaque fois qu’un diffuseur canadien veut protéger son contenu, verra-t-on un mouvement massif des internautes canadiens vers les VPN ?
On dit que la coupe Stanley est le trophée le plus difficile à remporter, tous sports professionnels confondus. Souhaitons que la victoire ce printemps ne fasse pas des millions de perdants.