Zone de guerre aux États-Unis
« C’était une scène de guerre […] Je glissais dans le sang […]. C’était un carnage, c’était le chaos. » Policière du Capitole, le 6 janvier 2021, Caroline Edwards est debout sur les marches de la façade ouest du bâtiment, face à une foule galvanisée et violente. Le 9 juin 2022, elle est assise devant les neuf membres de la commission parlementaire d’enquête sur les événements du 6 janvier. Ce sont ses mots, qui coupent le souffle. Son corps fut irrémédiablement marqué ce jour-là.
À travers une mise en scène soignée, diffusée à heure de grande écoute, la commission tente de dessiner une fresque cohérente à partir des éléments qu’elle a collectés : l’existence d’un véritable plan de subversion de la démocratie ourdi au plus haut niveau de l’État. La volonté d’éviscérer dans la violence la République américaine. L’inacceptable normalisation qui s’est ensuivie. L’emprise des forces d’extrême droite sur l’espace public.
Car le 6 janvier n’est que la partie émergée de l’iceberg. Tout comme le Watergate, écrit Garrett M. Graff dans son récent ouvrage (Watergate: A New History), n’était que le deuxième acte d’une trilogie. La comparaison est pertinente : le Watergate a exposé un système, une façon de penser l’appropriation du pouvoir, une manière d’exploiter les failles institutionnelles dans une période polarisée, où « la loi et l’ordre » affrontaient la contre-culture.
A posteriori, force est de constater que rien ne paraissait pouvoir arrêter Nixon. Lui qui a déclaré au journaliste David Frost que quand le président agit, « ça ne peut pas être illégal ». Ni un imbroglio diplomatique (avec l’affaire Chennault, il va chercher à saper la conclusion d’un accord de paix au Vietnam pour contrer le gouvernement démocrate en 1968). Ni le sabotage électoral (parmi ses nombreux faits d’armes, son équipe dégomme son adversaire démocrate Edmund Muskie lors de la primaire au New Hampshire en 1972 en le faisant passer pour un anti-Canadiens français). Ni le fait de recourir à tous les moyens pour museler ses opposants — au point où le procureur général John Mitchell parlera en 1973 de la « Maison(-Blanche) des horreurs ».
Il faut dire que plusieurs projets élaborés sous le gouvernement Nixon font froid dans le dos : des entreprises d’espionnage et de sabotage des extrémistes de gauche, du mouvement pacifiste, mesures avalisées par Nixon en juillet 1970 et transmises aux directeurs des FBI, CIA et NSA. Du plan Huston de 1970 (qui prévoit la possibilité de créer des camps de détention dans les États de l’Ouest pour incarcérer les manifestants antiguerre) naît l’unité des « plombiers » du Watergate. Mais aussi un projet d’attentat à la bombe incendiaire contre la Brookings Institution. Le cambriolage du bureau du psychiatre de Daniel Ellsberg (l’homme des Pentagon Papers sur la guerre au Vietnam).
Il y a aussi la création d’une liste « d’ennemis » à surveiller et à punir au moyen de contrôles fiscaux. Des plans pour assassiner le reporter Jack Anderson en raison de ses révélations sur les liens financiers de Nixon avec le milieu du gangstérisme, sur les ventes d’armes secrètes au Pakistan en pleine guerre indo-pakistanaise, ou encore sur l’existence de financements électoraux illégaux (en échange d’avantages substantiels) — comme lorsque l’industrie laitière a gagné une hausse du prix du lait, en plus d’un arrêt des poursuites pour ses pratiques anticoncurrentielles.
Au point où le Watergate est devenu l’étalon des scandales politiques. Sauf qu’aujourd’hui, le contexte est différent. Les journaux locaux — une des forces de ce contrepouvoir au début des années 1970 — ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes. Aux chaînes nationales qui existaient en 1973 et diffusaient religieusement les audiences parlementaires s’est substitué un paysage audiovisuel morcelé, câblé, cloisonné. Et à l’inverse du Watergate, où la pression était telle que les républicains ont fini par tourner le dos à Nixon, où des paléoconservateurs comme le sénateur Goldwater ont convaincu le président de jeter l’éponge, l’intégrité est une denrée rare chez les républicains en 2022. Ce que le choix de la chaîne Fox de ne pas diffuser les travaux de la commission parlementaire sur le 6 janvier renforce, d’ailleurs.
Or, les pouvoirs de la commission d’enquête sont limités. Elle ne peut inculper ni condamner. Mais elle peut agir sur trois plans. D’abord, en exerçant un devoir de mémoire, celui de consigner et de rassembler tous les éléments qui ont culminé le 6 janvier 2021, et d’écrire l’histoire telle qu’elle s’est déroulée. Ensuite, en établissant, pour les besoins d’un département de la Justice qui pourra alors choisir ses stratégies judiciaires, un lien direct et immédiat entre les propos de Trump et les exactions au Capitole. Un discours qui incite à une action illégale imminente ne bénéficie pas de la pleine protection du premier amendement de la Constitution… Enfin, en cherchant à créer un électrochoc, pour générer une fenêtre d’action politique. D’où la mise en scène, ce show qui va se dérouler au cours des prochaines semaines. Car il s’agit ici autant de tracer des responsabilités que de communiquer, pour pour parvenir à toucher les Américains, prisonniers d’espaces médiatiques hermétiques et parallèles. Et il y a urgence.
Cette fenêtre ne sera pas ouverte bien longtemps, à peine quelques semaines estivales, jusqu’à ce que l’imminence des élections de mi-mandat la referme. Dans cet intervalle, il faudrait agir rapidement, réformer le désuet Electoral Count Act (celui-là même qui permet de valider le vote des grands électeurs). Faute d’agir, explique le professeur Rick Hasen, la démocratie sera alors véritablement en danger : le prochain « 6 janvier » (en 2024, autant dire demain) sera plus abouti, plus subtil, plus efficace, et choisira des cibles (les vulnérabilités légales et constitutionnelles) claires.
D’autant que le paysage politique pourrait être tout autre avec des gouverneurs pro-Trump, chantres du credo « Stop the Steal » à la tête d’États clés, ceux-là mêmes qui peuvent faire (ou défaire) l’élection. L’Histoire pourrait alors donner raison à Ronald Reagan : le transfert pacifique du pouvoir ne relève peut-être que du miracle. Elle pourrait aussi donner raison à George Washington : la démocratie est un phénomène fragile qu’il faut veiller à protéger. En tout temps.