Les poupées russes

La petite poupée noyée dans  une nappe  phréatique  de tristesse... Monia Chokri  incarnant  le désespoir  tranquille  dans son film  Babysitter.
Maison4tiers La petite poupée noyée dans une nappe phréatique de tristesse... Monia Chokri incarnant le désespoir tranquille dans son film Babysitter.

À Noël, j’ai caché une poupée gigogne dans le bas de Noël de mon B, souvenir de Russie rapporté par sa mamie, du temps où on éprouvait encore l’élan d’aller écouter les Chœurs de l’Armée rouge chez Poutine. Je lui ai expliqué que la poupée la plus grosse, la coquille, c’était son moi social, celui que tous voyaient, jusqu’à la petite poupée pleine du centre, son vrai lui, son jardin secret, celui qu’il ne fallait pas trahir.

Il a aimé l’image. J’avais dû dégoter ça dans un livre de psy. J’ai retrouvé la métaphore des poupées russes en lisant le roman de Marie-Pierre Duval Au pays du désespoir tranquille. C’est sûrement ma lecture la plus percutante de 2022, celle qui m’a mise face à cette petite poupée flottant sur une nappe phréatique de tristesse. Marie, la narratrice, pose la question au psy : « Mais comment on fait pour retrouver la petite poupée ? »

Il y a plus de questions que de réponses dans le livre de Marie-Pierre. J’ai rencontré l’autrice un beau vendredi soir de mai dans un bar de Saint-Henri, à l’heure où les trentenaires qui ont gentrifié le coin vont prendre un Martini Espresso avec leur chien Golden Retriever aux pieds. « J’aime l’univers des questions ; c’est la liberté. Celui des réponses est limitant », pense celle que ses amis surnomment Mapi.

La modernité est une agression non dénoncée. Et elle est coupable de crimes contre l’humanité.

Je n’avais jamais croisé la recherchiste/réalisatrice de 45 ans, spécialiste des questions, même si nous naviguons dans les eaux médiatiques québécoises depuis longtemps.

Après cinq minutes de discussion, nous étions liées par la « solidarité de l’opprimée » (ses mots). Déjà, j’ai dû déposer son livre quelquefois pour essuyer une larme ; sa plume m’a percutée. Et je ne suis pas la seule, si je me fie aux commentaires sur ma page Facebook. Le désespoir tranquille, c’est moi, ça, je connais, j’ai reçu le diplôme honoris causa.

Quand elle n’écrit pas un roman qui décape, Marie-Pierre est une pieuvre redoutable, performante et hypersensible, mère d’un ado de 16 ans, qui se demande si la curiosité peut être dangereuse : « Aller chez le psy, ça permet de reconnaître la légitimité de mon questionnement. Sinon, dans la vie, les questions existentielles ne sont jamais abordées », me dit-elle en sirotant son verre de blanc pas trop fruité, pas trop sec.

Un psy m’avait déjà dit qu’il n’était pas un philosophe, en réponse à une question jugée sans issue. Parfois, les psys savent reconnaître les limites d’une science molle. Les philosophes n’ont pas de garde-fou.

Mensonge social et perfection

 

Marie, diagnostiquée d’un vague « trouble dépressif non spécifié », fera sa thérapie par l’écriture après avoir frappé un mur, avalée par la course des cotes d’écoute, le perfectionnisme au goût du jour, le vide du trop-plein, la charge mentale.

Elle nous fait même la liste de ses fatigues, dont la parentale, la technologique et la décisionnelle, parce que l’enfer est pavé de décisions à prendre comme un comptoir de garnitures chez Subway.

« Comment une femme riche dans un pays riche en arrive-t-elle à ne pas avoir envie de sa vie ? » Et après avoir décapé le vernis social du milieu de la télé qui vend du mensonge — aussi appelé « rêve » —, à coups de likes, d’ego soufflés et de potins creux, elle s’attaque à la méritocratie, « de la bouillie pour filles ».

Elle s’attarde aussi à son rôle de mère moderne qui rêve de dire à son enfant : va jouer dans le trafic, pis je veux pas te revoir avant qu’il fasse noir… Comme dans les années 1970.

Marie se trouve un « modèle de souffrance crédible » — Virginia Woolf et sa chambre à soi — et un maître yogi, Ron Fournier, « libre d’essayer en direct ». Ron est au commentaire sportif radiophonique ce que le sculpteur Armand Vaillancourt est à l’art in situ : de l’impro, du bagou et une crinière blanche. Ils n’ont surtout pas peur de se planter.

J’ai reconnu chez Marie tous les symptômes du mode survie, en apnée depuis 20 ans, celui dans lequel on plonge comme mère de famille monoparentale pigiste dans une époque où tu dois faire oublier que tu es une commode à tiroirs. Arrange-toi pour que ça ne paraisse pas. Ça ? Tout ce qui ne ressemble pas à une promotion sociale et à une photo instagrammable.

Nous croyons alors qu’il suffirait que cette situation disparaisse pour que le plus intense contentement s’installe nécessairement. Or c’est là une illusion.

« Nous sommes brûlées. Même les plus résistantes ne peuvent éviter un quelconque divorce, une dépendance, l’endettement, la maladie mentale ou l’anesthésie sexuelle », écrit la doublure de Marie-Pierre, qui ne voit autour d’elle aucune femme heureuse, « une heureuse qui crève l’écran ». Bref, le bonheur est sans histoire. Et ici, les désillusions sont trop importantes pour ne pas finir en ordonnance pharmaceutique ou en détour par l’espace Cellier.

Sauvée par un mec

 

« Combien sommes-nous d’artistes, de rebelles, de révolutionnaires à nous terrer dans ce perfectionnisme présentable ? » demande encore Marie. Et combien sommes-nous à nous rendre indispensables, notre « unique sécurité d’emploi » ?

S’affranchir est une job de femme moderne et souvent éduquée, soit. Même sans avoir lu Le deuxième sexe de Beauvoir, tu pourrais y arriver. Mais à quel prix ? Nelly Arcan parlait de burqa de chair ; il reste l’autre, le corset de la mère qui fait bonne figure sur les bancs des arénas le samedi matin et qui ne peut plus assister à un événement semi-mondain sans une maquilleuse et une styliste (remerciées sur les réseaux sociaux, @derien). Petite poupée, tu es encore là ?

Marie-Pierre a dédié le livre à Alexandre, son chum, qui l’a « sauvée de la noyade ». Elle envie aux gars leur côté plus désinvolte. « Ce sont des profs de moment présent, remarque-t-elle. Les filles sont dans l’hypervigilance, dans l’anticipation, parce qu’on a appris à avoir peur. Peur de tout. Les gars me montrent comment m’en sacrer. Ils sont plus réactifs face aux problèmes. » Et ils se donnent (ou on leur accorde) davantage le droit à l’erreur.

« Ce serait ça, l’échange, aider les gars à conquérir leur sensibilité à travers nous », conclut Marie-Pierre.

Un peu de yin dans le yang et de yang dans le yin. Et s’occuper de la petite poupée gigogne.

* * * * *

Récemment, mon prof de moment présent m’a demandé si j’aimais être une femme. Après avoir déposé Au pays du désespoir tranquille, j’ai répondu : « Oui… mais pas dans un monde d’hommes. »

Et cette réponse, je crois bien que ma mère et mes grands-mères auraient pu la formuler aussi.


cherejoblo@ledevoir.com

Instagram : josee.blanchette

Joblog | Baby Sittère à Saint-Lambert

Je suis tombée sur cette annonce cette semaine : « Nous venons juste de déménager à St-Lambert et nous sommes à la recherche de :

· Homme/femme de ménage

· Promeneur/euse de chien

· Installateur de clôture de piscine

· Traiteur avec menu de la semaine

Un gros merci pour vos recommandations ! »

Mister Carson de Downton Abbey a malheureusement pris sa retraite, mais si jamais vous cherchez aussi une nounou, je vous recommande chaudement celle du film Babysitter, de Monia Chokri, une per-le incarnée par Nadia Tereszkiewicz. Elle fait aussi la boniche dans ce film qui explore avec folie et humour les stéréotypes masculins et féminins. Monia, en mère post-partum de banlieue, ne donne pas sa place non plus, faut dire.

 

Et une mention pour la signature graphique, décors et caméra. Je me suis crue chez Almodóvar. À voir sur grand écran, absolument. Mon coup de coeur québécois de l’été, et il ne fait que commencer. bit.ly/393ydMN


Savouré ce texte, « Epiphany in the baby-food aisle », tiré du livre de Jessi Klein I’ll Show Myself Out, sur la maternité et ce qu’elle implique vraiment. Tout est dit, même le sacrifice ultime, celui de faire comme s’il n’y en avait pas eu. Et la petite poupée n’a qu’à fermer sa gueule. bit.ly/3NC9Btm

Ressorti L’art d’être heureux, de Schopenhauer, après avoir terminé le livre de Marie-Pierre Duval. À travers 50 règles de vie, ce livre posthume m’a aidée à revisiter mes classiques. Le philosophe qualifié de « pessimiste » s’inspire autant des Grecs (Socrate, Aristote) et des Latins que des philosophes indiens. Revient souvent l’idée d’absence de souffrance comme fondation plutôt qu’une recherche de bonheur éphémère. « Le sage n’aspire pas au plaisir, mais à l’absence de souffrance » (Aristote). « Profiter en tout temps du présent aussi gaiement que possible : voilà qui est sagesse vécue. » bit.ly/3O4YQj0


Aimé le documentaire La parfaite victime, des journalistes Émilie Perreault et Monic Néron, qui aide à comprendre pourquoi un procès comme celui de Johnny Depp contre Amber Heard ne pouvait pas se terminer autrement. Il a le mérite de mettre le doigt sur le gros bobo d’un système judiciaire très imparfait envers les victimes d’agressions sexuelles (et de violence conjugale).

ici.tou.tv/la-parfaite-victime

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.



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