Sorcières comme les autres

Dans les dernières semaines, j’ai balayé distraitement, et en me traînant les pieds, la couverture du procès pour diffamation intenté par l’acteur Johnny Depp contre son ex-femme, l’actrice et mannequin Amber Heard. Je me disais : « Allez, il faut savoir au moins de quoi il en retourne » ; quelque chose comme un devoir de suivre les affaires judiciaires qui s’inscrivent directement dans le sillage du mouvement #MoiAussi, pour mieux comprendre où on en est, presque cinq ans plus tard.

Mais tout de même, que je me disais, ce qu’on peut s’en foutre de ces deux-là ; ces stars multimillionnaires qui incarnent tout ce que je m’efforce de critiquer ici semaine après semaine — et le cirque judiciaire grossier, et la surenchère des relations publiques, tout ça. La critique est toute entendue. Reste que lorsque la misogynie est aussi vulgaire, décomplexée, violente, on a envie de dire que ça force la solidarité.

Tout cela est devenu très tangible en regardant le prononcé du verdict. J’ai bien noté que les alertes que j’ai reçues sur mon téléphone n’allaient que dans un sens (bon, d’accord, Le Devoir en a envoyé une deuxième, après). Elle a diffamé, que le jury a dit, mais on s’est bien gardé d’écrire en manchette que lui aussi et qu’en fait, l’histoire logeait dans la différence des montants qu’on leur a attribués.

On s’est bien gardé aussi de nommer ce que cela signifie qu’un tribunal conclut qu’il peut être diffamatoire de se présenter au monde en tant que survivante de violence domestique, même sans nommer qui que ce soit. Que quelqu’un pourrait très bien lever le doigt et décider de se venger par voie judiciaire, seulement parce qu’il en a l’envie et les moyens. Si le sous-texte a échappé au discours culturel, le message était limpide pour celles qui, un jour, ont pensé dénoncer quelque chose.

Tout au long de ce pénible procès, on voyait bien, à distance du brasier, que la fumée dessinait dans l’atmosphère des formes trop claires pour qu’on les confonde. Enfin, il ne faut pas être le plus fin des analystes pour voir qu’il y a quelque chose de l’ordre de la violence lorsqu’un type écrit dans un texto qu’il voudrait « baiser [le] cadavre brûlé » de sa femme. Malgré tout, ils sont là à dire : bon, ce n’est pas si clair de quoi était faite la dynamique entre ces deux-là, quel mystère ! Le jury a eu toute une énigme sous les yeux. Vous savez, elle l’a frappé elle aussi, il ne faut pas se laisser berner par son air angélique, les hommes aussi peuvent être victimes, elle est désaxée, une sociopathe peut-être.

Un après l’autre, cent pour cent. Ils les ont tous débités, les stéréotypes sur les victimes de violence domestique qui servent à masquer les rapports de contrôle et de domination — quand il ne s’agit pas carrément de les utiliser comme tactique judiciaire, ce qui fut clairement le cas ici. Ces mythes et stéréotypes dont la littérature savante trace un portrait détaillé depuis des lustres : la fabrication d’une symétrie dans la violence, la folie et la soif de vengeance féminines, l’incohérence du récit détaillé de la violence comme soi-disant preuve d’un mensonge, le refus de même considérer le fait que la relation violente inclut souvent une escalade, des gestes d’autodéfense, voire de révolte, et que cela n’efface en rien le rapport de domination.

Rien de ça n’est neuf et pourtant, on se gratte la tête en se disant qu’elle a dû le mériter. Au-delà de la horde de trolls propagandistes qui se déchaînent pour le compte de Depp, on n’en finit plus de lire et d’entendre, sur les réseaux sociaux, dans les médias, des arguments soi-disant posés qui tentent de couper la poire en deux. Ils regardent l’éléphant de la violence patriarcale et ils nous disent le plus sérieusement du monde : « Peut-être s’agit-il en réalité de dix mille souris cachées sous un grand drap gris ! » C’est une blague ?

Si le mouvement #MoiAussi a fait trembler les colonnes du temple pour un temps, les institutions s’en sortent finalement intactes, et ceux qui ont rongé leur frein dans les cinq dernières années se sentent bien autorisés à recommencer à parler fort : comme c’est bon de pouvoir être misogyne au grand jour, ça commençait à être pesant de devoir l’être seulement entre nous, derrière les portes closes. C’est beau, toute cette solidarité. Le pouvoir reprend ses droits. On en connaît chez nous aussi, mais on ne les nommera pas : ils ont bien compris que le système judiciaire est leur éternel complice et que nous, contrairement à eux, n’avons pas toujours l’argent pour nous défendre.

Dans le New York Times, il y a peu, on parlait de ce procès comme de la mort du mouvement #MoiAussi. Le « backlash » serait complet, total — peut-être. Car au-delà du verdict et des détails scabreux exposés au procès ; au-delà de l’application des critères de la diffamation aux propos de l’un, puis de l’autre, on ne semble pas voir que l’empressement du public à tout passer au peigne fin en espérant y trouver la clé pour déchiffrer une situation pourtant tracée à traits bien gras est l’illustration du problème.

Cela dit, je ne sais pas si ce procès marque vraiment la fin de #MoiAussi ; peut-être marque-t-il seulement la fin de l’ère de la conciliation, de la coopération avec les institutions. Si #MoiAussi est mort à travers ses défaites judiciaires, et qu’on nous punit en plus d’avoir essayé, peut-être qu’il faudra commencer à parler le langage de la riposte.

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