Les injures aux différences

La facilité de diffusion à portée de tout le monde rend plus essentiel que jamais un cadre juridique efficace pour sanctionner les propos injurieux.

Outre ses conséquences immédiates pour les individus impliqués, la décision de la Cour suprême dans le litige impliquant l’humoriste Mike Ward a imposé un changement d’approche à l’égard du traitement par la loi des injures lancées à un individu au sujet de sa race, sa couleur, son sexe, son identité ou expression de genre, sa grossesse, son orientation sexuelle, son état civil, son âge, sa religion, ses convictions politiques, sa langue, son origine ethnique ou nationale, sa condition sociale ou son handicap — soit les motifs énumérés à l’article 10 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec.

À la suite de ce changement, deux dirigeants de la Commission des droits de la personne appelaient, dans Le Devoir du 21 mai, à trouver des moyens de répondre à ce qu’ils estiment être une importante brèche dans l’édifice des droits et libertés. Voici quelques réflexions afin d’apporter des solutions à cet enjeu.

Dans la décision Ward, la Cour suprême du Canada a invalidé l’approche suivie jusque-là par le Tribunal des droits de la personne du Québec. Cette approche permettait de sanctionner des propos évoquant l’une ou l’autre des caractéristiques à l’égard desquelles il est interdit de discriminer. Au fil du temps, pour assurer que les recours demeurent accessibles aux victimes, l’autorité du Tribunal s’était étendue au point qu’il se donnait la faculté de juger davantage que les seuls propos s’inscrivant dans des situations de harcèlement ou de publicité discriminatoires.

Il en a résulté que des propos ressentis comme blessants, dès lors qu’ils faisaient allusion à un motif énuméré par la Charte, étaient assimilés à de la discrimination fautive, même si le préjudice subi était relatif et que les effets sociaux des propos (comme la perpétuation de préjugés ou de désavantages) étaient absents. Le Tribunal a, par exemple, condamné une femme à payer une indemnité de 13 000 $ à ses anciens voisins auxquels elle avait lancé des propos injurieux renvoyant à leur origine ethnique.

Pour la Cour suprême, cette façon de faire « met de côté la juste pondération entre la liberté d’expression et la protection du droit à la sauvegarde de la dignité », car la personne qui a émis ces propos se voit alors forcée d’en répondre dans un régime de preuve différent de celui qui prévaut normalement pour les recours en diffamation et injures.

À la majorité, la Cour suprême affirme qu’une telle situation soulève de sérieuses préoccupations quant à la protection de la liberté d’expression. Le recours en discrimination doit être limité à des propos dont les effets sont réellement discriminatoires, c’est-à-dire ceux qui engendrent la négation ou la perte d’un droit — un commerçant qui crie son refus de servir une personne en raison de sa race, par exemple —, écrivent les juges majoritaires.

La discrimination, c’est plus que l’injure

La discrimination interdite par la Charte des droits et libertés est celle qui met un droit en péril. Autrement dit, il faut plus que des injures pour avancer qu’un tel acte a été commis.

La lutte contre la discrimination doit aussi être distinguée de l’objectif de combattre les injures lancées à des individus en fonction de leur race, de leur sexe, de leur origine ou des autres motifs à l’égard desquels il est interdit de discriminer. Car pour juger si un propos est fautif, il faut analyser son contexte d’énonciation ; il est insuffisant de s’en tenir au « ressenti » de la personne visée.

Dans un monde où la liberté d’expression est protégée, un discours punissable est celui qui résulte d’un acte fautif. Une simple allusion à une caractéristique d’un individu ne suffit pas pour constituer une faute au sens de la loi ; des propos harcelants fondés sur l’origine, l’orientation sexuelle ou le handicap peuvent l’être, toutefois. La décision Ward est venue rappeler que ce n’est pas en assimilant tout propos déplaisant à de la discrimination qu’on obtient un cadre juridique qui procure l’équilibre nécessaire entre le droit de chacun à l’égalité et la liberté d’expression.

Le droit québécois reconnaît depuis longtemps que l’injure lancée à une personne peut constituer une faute, et les environnements informationnels actuels accroissent les possibilités de voir ces injures diffusées. Elles doivent par contre être sanctionnées selon une approche différente de celle utilisée à l’égard des gestes d’exclusion discriminatoires. Pour y arriver, il faut doter le système judiciaire des moyens de juger rapidement les propos afin de déterminer s’ils sont fautifs. Le procédé à mettre en œuvre doit tenir compte à la fois de la liberté d’expression et du droit de chacun de ne pas être injurié.

Ce qui empêche les victimes de faire valoir leur droit au respect est le coût prohibitif des recours devant les tribunaux civils habilités à entendre de telles affaires. Il faut adapter les processus par lesquels un juge pourra évaluer, en temps utile et de façon accessible, le caractère fautif d’un propos. C’est de cette façon qu’on protégera les victimes d’injures racistes ou autres, et non pas en étirant la notion de discrimination au point d’inclure tout propos faisant allusion à une différence.

 


Correction: Dans le texte original de cette chronique, une erreur lors du processus d’édition a fait en sorte d’associer à la Charte canadienne des droits et libertés une référence à l’article 10 concernant les droits des individus. La chronique faisait plutôt référence à l’article 10 de la Charte des droits et liberté de la personne du Québec.

 

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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