Le casse du siècle
Son menton tremble un peu, ce n’est que son deuxième jour dans sa nouvelle école… Se baisser. Ajuster sa veste. Passer la main dans ses boucles. L’embrasser. Le laisser partir avec son sac à dos Spiderman rempli d’air et sa boîte à lunch qui lui bat les jambes. Le regarder franchir les deux portes vitrées. « Pare-balles », a longuement insisté la directrice lors de la visite. En effet, chaque matin, après le serment d’allégeance au drapeau, les deux portes qui l’avalent ont été conçues pour résister aux balles.
C’était il y a dix ans.
L’année de Sandy Hook. L’année où on a dit « plus jamais ».
Une décennie plus tard, 948 fusillades (dans des écoles) plus tard, le rythme des tueries a augmenté, et s’accélère plus encore dans les enceintes scolaires.
Aux États-Unis, cette semaine, des parents ont reçu un mot de l’école disant que la sécurité autour de l’établissement sera renforcée. Certains se sont demandé s’ils devraient peut-être acquérir des sacs à dos blindés ou des « couvertures balistiques », dont on peut voir aujourd’hui plus fréquemment les publicités sur les réseaux sociaux (le capitalisme ne dort jamais !). Les partisans du deuxième amendement ont sorti leur panoplie de solutions habituelles : une seule porte sur l’école, des enseignants armés, des vitres blindées.
Aujourd’hui comme après Sandy Hook, les parents sont encore plus conscients qu’ils laissent chaque matin leurs enfants aux portes d’établissements qui ne sont pas les sanctuaires qu’ils devraient être. Aujourd’hui, aux États-Unis, la première cause de mort pédiatrique est, selon une étude tout juste publiée dans la revue Pediatrics, par arme à feu. Juste aujourd’hui, 12 enfants vont mourir de violence armée. Comme chaque jour, 32 seront blessés (selon l’organisme Sandy Hook Promise). Et aujourd’hui, aux États-Unis, être un enfant afro-américain quadruple toutes ces statistiques (selon State of America’s Children 2021).
Quelle société regarde mourir ses enfants sans rien faire ? Quelle société accepte que chaque année, l’équivalent de la population de Rouyn-Noranda disparaisse du fait de cette violence armée ? Quelle société accepte, si on doit cyniquement réduire l’enjeu à sa seule dimension matérielle, d’assumer le coût astronomique de cette violence — 280 milliards de dollars par année selon Everytown for gun safety ?
Le paradoxe est là et la dissonance cognitive est réelle : la majorité des ménages n’a pas une arme sous son toit (44 % en ont une). Mais c’est bien la majorité des Américains (59 %) qui veut un contrôle plus poussé — tout comme, dans un parallèle frappant, c’est aussi une majorité d’Américains qui aspire au maintien de Roe v. Wade. Pourtant, le pays est dans une impasse. Si rien n’a changé après Sandy Hook en 2012, si rien n’a jamais changé après Parkland en 2018 alors que ces jeunes survivants avaient vaillamment fait front pour tenter d’altérer le cours de choses, si — une fois encore — rien ne change, c’est parce que le débat a été confisqué.
C’est le hold-up de la décennie. À mettre en lien avec un phénomène que décrivent fort bien les professeurs Mann et Ornstein lorsqu’ils publient sur ce sujet en 2012 (It’s Even Worse Than It Looks, Basic Books) : si polarisation il y a aux États-Unis, elle est en réalité asymétrique. En effet, disent-ils, si un parti est à peine plus à gauche qu’il ne l’était avant, l’autre, par contre, s’est complètement désaxé, pour dériver, loin… au point de perdre contact avec la réalité.
Une frange du Parti républicain, électrisée il y a plusieurs décennies par Newt Gingrich, est parvenue à verrouiller durablement le processus législatif au Congrès. Adoubée par Trump, elle détient désormais les clés de nombreux contrepouvoirs — le Sénat, la Cour suprême, les cours fédérées, fédérales, les législatures fédérées, les exécutifs locaux, et définit, par ce biais, à contrecourant, les termes d’une société de plus en plus dystopique.
C’est le casse du siècle. Le débat public est enfermé dans une bulle sémantique restrictive et manichéenne. Sur l’immigration, la santé reproductive, l’égalité des chances, le port d’armes, l’éducation des enfants… Qui n’est pas républicain mais simplement humaniste est par définition, si l’on en croit Ted Cruz, par exemple, un apôtre des frontières ouvertes, un chantre de la théorie critique des races, de la confiscation des armes, du dévoiement des femmes, et du sacrifice humain.
Moyennant quoi, à grand renfort de législations de plus en plus radicales, de jugements d’une Cour suprême désormais plongée dans l’arène politique, c’est le visage du pays qui change — pour mémoire, le gouverneur de l’Oklahoma, Kevin Stitt, a promulgué mercredi dernier une loi visant à interdire tous les avortements dans l’État à partir de la fécondation. La déformation de ce qu’a été cette république imparfaite produit un mutant de plus en plus monstrueux. Sous la férule d’un Grand Old Party sans complexe. Sans vergogne. Sans remords.
Mais pas à n’importe quel prix. C’est devant une assemblée « sans armes » que Trump aura pris la parole vendredi à la réunion de la National Rifle Association à Houston. Il faut croire que de ce côté-là de l’échiquier, la valeur de la vie est à géométrie variable.