La sécurité imaginaire

Quand on est en politique, où l’horizon ne s’étend guère au-delà de la prochaine élection, il devient parfois difficile de distinguer le compromis, qui facilite la victoire, de la compromission, qui sacrifie l’essentiel.

« Une grande journée pour le français », a déclaré le premier ministre François Legault après l’adoption du projet de loi 96. Il doit surtout se féliciter de la levée de boucliers dans la communauté anglophone et au Canada anglais.

Même si les dispositions de la « nouvelle loi 101 » demeurent bien insuffisantes pour enrayer le déclin du français, la colère des anglophones, partagée tardivement par le Parti libéral du Québec, et la réprobation du pays apparaissent aux yeux d’une majorité de francophones comme autant de signes qu’elles vont dans la bonne direction.

Le sentiment de sécurité que peut procurer l’impression d’être en mesure de dicter les règles du jeu dispense d’envisager les moyens plus décisifs que nécessiterait la survie d’une société française en Amérique du Nord et permet de rationaliser le manque d’audace collective qui a causé la défaite du « oui » en 1995.

S’il a provoqué chez les représentants de la communauté anglophone des dérapages qui ont parfois frôlé le délire, le débat sur le projet de loi 96 n’a d’ailleurs pas eu chez les francophones l’effet galvanisant de celui qu’avait suscité l’adoption de la loi 101.

* * * * * 

Dans un essai qu’il vient de publier sous le titre La nation qui n’allait pas de soi, Alexis Tétreault, doctorant en sociologie à l’UQAM, évoque la nouvelle « mythologie de la normalité » qui aurait remplacé la traditionnelle « mythologie de la vulnérabilité » dans la conscience politique québécoise.

L’Acte constitutionnel de 1791 avait pu donner pendant un temps l’illusion que la Conquête n’empêcherait pas l’ancienne Nouvelle-France de poursuivre son développement d’une façon à peu près normale. Après l’écrasement des patriotes et l’Acte d’Union, la conscience de leur vulnérabilité et la crainte de l’assimilation n’ont cessé d’habiter l’imaginaire de leurs descendants.

C’est toujours ce désir d’échapper au sort prévu par le rapport Durham et d’aménager un espace politique où leur situation majoritaire permettrait aux Québécois de retrouver cette normalité qui a largement inspiré la Révolution tranquille et le mouvement indépendantiste.

Malgré le coup de force constitutionnel de 1982 et l’échec du référendum de 1995, Alexis Tétreault constate le maintien « d’une hégémonie de l’imaginaire majoritaire et de la nouvelle mythologie de la normalité qui est, pour le moins, inconsciente du péril de la minorisation-assimilation ».

Son maître à penser, le sociologue Jacques Beauchemin, l’avait exprimé de la façon suivante dans Une démission tranquille : « À force de ne pas disparaître et de se maintenir, les Canadiens français et, après eux, les Québécois de la Révolution tranquille ont fini par intégrer la certitude de leur perduration. »

* * * * * 

Il est sans doute heureux que les Québécois ne vivent plus continuellement dans la hantise de disparaître ni dans l’impression d’être « nés pour un p’tit pain », mais cette nouvelle sérénité ne doit pas se traduire en inconscience. La diminution du poids démographique du Québec au sein du Canada et celui des francophones au sein du Québec sont des réalités incontournables.

« Ce sentiment d’éternité fera-t-il long feu à mesure que s’effriteront cette stabilité démographique et cette rhétorique en inadéquation avec la tendance démographique et politique du Canada ? » demande M. Tétreault.

Les francophones acceptent volontiers, se réjouissent même de vivre dans une société diversifiée et acceptent, à ce jour, qu’elle s’inscrive dans le cadre fédéral canadien. Encore faut-il que les règles du vivre-ensemble soient compatibles avec la survie de cette « majorité minoritaire », qui marche elle aussi sur la ligne fine entre le compromis et la compromission.

Même ce que le premier ministre Legault estime « raisonnable », qu’on pourrait également qualifier de minimal, est remis en question. Le ministre fédéral de la Justice, David Lametti, a confirmé que le gouvernement Trudeau s’associerait à la contestation de la loi 21 sur la laïcité devant la Cour suprême, et ce n’est qu’une question de temps avant que la loi 96 se retrouve à son tour devant les tribunaux.

Il est clair que le grand débat sur l’immigration, que M. Legault annonce pour son deuxième mandat, provoquera un autre affrontement, qui pourrait être encore plus dramatique. Une sécurité imaginaire n’a jamais protégé qui que ce soit. Qu’ils le veuillent ou non, les Québécois devront un jour avoir le courage de regarder les choses en face.

En vidéo: Ce que la «loi 96» modifie... et quand
 

À voir en vidéo