Le véritable adversaire

Durant la campagne électorale de 2018, François Legault s’était impatienté lors d’une conférence de presse face à l’insistance des journalistes qui le questionnaient sur ses positions en matière d’immigration.

« Vous parlez beaucoup d’immigration, mais pas les personnes normales », leur avait-il lancé. Les « personnes normales » lui parlaient de tout autre chose, par exemple de Gaétan Barrette, disait le chef de la CAQ.

C’était pourtant lui qui avait choisi d’introduire le sujet dans la campagne pour embarrasser Philippe Couillard, mais il était vite apparu qu’il le maîtrisait très mal. Les modalités de l’entente Canada-Québec signée en 1991 lui échappaient visiblement, tout comme les conditions d’obtention de la citoyenneté canadienne. Il devenait donc urgent de passer à autre chose.

Cette fois-ci, le premier ministre a eu le temps de faire ses devoirs et a manifestement décidé d’en faire un thème important de la prochaine campagne. Pour mettre la table, son bureau a donc laissé filtrer au Journal de Québec les résultats d’un sondage que la CAQ a commandé à la firme Léger dans le but de démontrer que, contrairement à ce qu’il soutenait il y a quatre ans, les « personnes normales » sont très préoccupées par la question.

Plus de deux Québécois francophones sur trois (68 %) sont d’avis que les seuils d’immigration sont déjà suffisamment ou trop élevés, que les nouveaux arrivants n’ont pas une connaissance suffisante du français (65 %) et qu’ils adoptent davantage l’anglais que le français comme langue d’usage (66 %). Près de la moitié (48 %) estiment qu’il s’agit de la plus grande menace pour le français.

Pratiquement assuré d’être reporté au pouvoir, M. Legault n’a pas vraiment besoin d’accuser encore le PLQ de mettre la nation en danger ni de se lancer dans une surenchère identitaire avec le PQ. Ces deux partis tenteront au mieux de sauver les meubles le 3 octobre. L’électorat de QS est presque totalement imperméable au discours caquiste et la position du Parti conservateur d’Éric Duhaime sur l’immigration n’est pas si éloignée de celle de la CAQ.

En réalité, son véritable adversaire est Justin Trudeau. En 2018, il prétendait que ce dernier serait obligé de répondre positivement à ses demandes si les Québécois lui donnaient un « mandat clair ». Il a obtenu ce mandat et M. Trudeau est pourtant demeuré inébranlable. Il en obtiendra sans doute un encore plus clair, mais cela fera-t-il vraiment fléchir son adversaire, qui entend augmenter massivement le nombre d’immigrants au Canada ?

En fin de semaine prochaine, les délégués au congrès de la CAQ seront invités à adopter une résolution réclamant que le gouvernement fédéral transfère au Québec « l’ensemble des pouvoirs en matière d’immigration le plus rapidement possible ». C’est même plus que ce que M. Legault a demandé jusqu’à présent, dans la mesure où il accepte que l’accueil des réfugiés demeure de juridiction fédérale.

Or, tous les Québécois ne sont pas aussi convaincus qu’Ottawa devrait céder des pouvoirs. Selon le sondage Léger-CAQ, 52 % des francophones, mais seulement 30 % des 18-34 ans sont de cet avis, alors que 50 % de ces derniers estiment que la situation actuelle devrait être maintenue ou même que les pouvoirs d’Ottawa devraient être augmentés. Sans surprise, seulement 7 % des non-francophones souhaitent que le Québec en obtienne davantage.

Pour renforcer cet appui et accroître le rapport de force face à Ottawa, la campagne électorale pourrait être le prélude au lancement d’une grande « conversation » nationale. Dans l’entourage de M. Legault, on jongle avec l’idée de réunir des États généraux sur l’immigration, qui engageraient l’ensemble de la société québécoise dans un vaste exercice de réflexion sur son avenir collectif. Cela ne pourrait certainement pas nuire.

La formule n’est pas nouvelle. On pense immédiatement aux « États généraux du Canada français », dans les années 1960, qui avaient marqué une étape décisive dans le développement du mouvement nationaliste et affirmé le droit du Québec à son autodétermination, mais il s’agissait là d’une initiative de la société civile.

En 2001, le gouvernement Bouchard avait organisé des « États généraux sur la situation et l’avenir de la langue française au Québec », présidés par l’ancien président de la CSN Gérald Larose. Ils n’avaient pas eu un gros effet, dans la mesure où Lucien Bouchard y voyait simplement un prix de consolation pour les militants péquistes qui réclamaient à grands cris un retour à la loi 101 originelle.

Les militants caquistes sont loin d’être aussi exigeants envers leur chef que l’étaient ceux du PQ à l’époque. Ils se contentent de le suivre sans jamais le bousculer. Si M. Legault décidait de lancer une opération de ce genre, alors que rien ne l’y oblige, ce serait vraisemblablement avec l’intention d’y donner suite. Qui sait où cela pourrait mener.

Inévitablement, ceux qui croient qu’il n’a pas renoncé à son idéal d’antan y verront une « astuce » visant à raviver le projet indépendantiste, mais s’il est réellement convaincu que le plein contrôle de l’immigration est essentiel à la survie d’une société française dans le cadre fédéral et qu’Ottawa s’entête à le refuser au Québec, il lui faut bien tenter quelque chose.

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