Le périmètre de la contestation
Le 18 mai marquait le dixième anniversaire de l’adoption expéditive de la « loi spéciale » fabriquée par le gouvernement libéral de Jean Charest pour couper court aux mobilisations étudiantes du printemps 2012. S’il a déjà été beaucoup question du dixième anniversaire de la grève étudiante dans les derniers mois, on a bien peu évoqué ce sombre épisode pour le droit de manifester dans la province.
Il y a tout juste 10 ans, l’Assemblée nationale adoptait en moins de 24 heures le projet de loi 78, devenue la loi 12, pour forcer le retour en classe des grévistes et court-circuiter la contestation étudiante. Au même moment, la Ville de Montréal amendait son règlement P-6 afin d’obliger la divulgation de l’itinéraire des manifestations, d’interdire de se couvrir le visage et de permettre la distribution d’amendes plus salées.
On assistait alors à une concertation toute particulière entre le gouvernement du Québec, la Ville de Montréal et les corps policiers afin de réprimer les manifestations jugées dérangeantes. Une manœuvre qui fut décriée non seulement par de nombreuses organisations citoyennes, mais aussi par le Barreau du Québec, la Commission des droits de la personne et par l’ONU, qui, au lendemain d’une vague d’arrestation lors de manifestations tenues après l’adoption de la loi 12, rabrouait le gouvernement du Québec.
Ce moment inquiétant a pourtant vite été balayé sous le tapis ; ravalé par la fin de la grève, le changement de gouvernement et l’abrogation de la loi, dès septembre 2012. Balayé sous le tapis, sauf par les militantes et militants qui, des années durant, ont tenu leur bout à travers des procédures judiciaires accaparantes et coûteuses, pour s’assurer que la limitation abusive du droit de manifester observée durant la grève ne soit pas permanente.
Jacinthe Poisson coordonne les travaux de la Ligue des droits et libertés sur le droit de manifester. Interpellée par cet enjeu depuis sa propre arrestation au G20 de Toronto en 2010, la juriste et militante souligne qu’il y a eu, grâce à la persévérance militante, des victoires importantes depuis 2012 : depuis 2015, il n’y a plus d’arrestations de masse par encerclement lors des manifestations. Le règlement P-6 a été abrogé en 2019 (après avoir mené à l’arrestation de milliers de manifestants entre 2012 et 2015), tout comme l’article 500.1 du Code de la sécurité routière, qui interdisait d’entraver la circulation, sauf dans le cadre d’une manifestation préalablement autorisée par les autorités. Certaines armes utilisées par le SPVM pour disperser les manifestations, et ayant causé des blessures graves à des manifestants en 2012, ne sont plus utilisées. Mais de nombreux obstacles demeurent.
La Ligue des droits et libertés a démontré dans un rapport qu’on observe un déplacement de la pénalisation des manifestations vers leur réglementation lourde, principalement à travers la réglementation municipale. « Presque toutes les municipalités du Québec ont des règlements encadrant sévèrement le droit de manifester, souligne Jacinthe Poisson. Par exemple, on voit l’exigence de donner l’itinéraire, d’obtenir un permis, d’obtenir une assurance responsabilité, l’interdiction de faire du bruit, d’utiliser des haut-parleurs, de faire de l’affichage politique… » Ces contraintes ont un effet démobilisant.
Pourtant, la jurisprudence met en garde les municipalités contre un tel encadrement excessif. En ce qui concerne l’obligation de dévoiler l’itinéraire, la Cour d’appel du Québec a affirmé en 2019 dans Bérubé c. Ville de Québec — une décision invalidant en partie l’article 19.2 du Règlement sur la paix et le bon ordre de la Ville de Québec — qu’une telle obligation porte une atteinte injustifiée aux libertés d’expression et de réunion pacifique ; ajoutant que l’intégration des services policiers à la préparation d’une manifestation avait « quelque chose d’antinomique » à l’exercice de ces libertés.
Or, les municipalités continuent de se doter de tels règlements — d’ailleurs, on apprenait cette semaine que la Ville de Québec n’a toujours pas abrogé les dispositions inconstitutionnelles de l’article 19.2 —, ce qui esquisse une tendance lourde au contrôle du périmètre de la contestation.
Jacinthe Poisson souligne qu’encore en février 2022, alors que les convois de camionneurs envahissaient la capitale nationale, la Ville de Québec modifiait sans grand bruit son règlement interne afin de donner au directeur du service de police le pouvoir d’établir et de modifier les règles d’occupation du domaine public durant les manifestations. « Il s’agit d’un pouvoir très large, qui peut même s’exercer en prévention d’une manifestation. C’est plus ou moins passé sous le radar parce qu’on se dit : bof ! Le convoi des camionneurs, on peut comprendre que la Ville veuille prévenir les dérapages. Mais ce type de modifications réglementaires demeure, peu importe la cause politique… »
Le droit de manifester ne sert pas seulement à protéger les manifestations qui confortent l’opinion publique. Si on croit à l’existence de ce droit, on doit y croire en tout temps. Or, la répression de la grève de 2012 l’a bien montré : la manifestation est tolérable tant et aussi longtemps que la clameur de la rue ne menace pas les ambitions du pouvoir. Et lorsque le rapport de force bascule, l’arsenal est bien en place pour mater la contestation. C’est pour cette raison qu’il faut tenir le déploiement de ces dispositifs à l’œil en amont des crises.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.