La petite histoire des Dix
Le 2 octobre 1936, Le Devoir annonçait la parution du premier numéro des Cahiers des Dix. Cette saison, 86 ans plus tard, la revue, qui est la plus ancienne publication historique au Québec, publie son 75e numéro. L’événement mérite d’être souligné.
Fondée en 1935, la Société des Dix regroupe des amis qui entretiennent « un commun amour de l’histoire » nationale, comme l’écrit le bibliothécaire Aegidius Fauteux, un de ses fondateurs, en 1940. Ces hommes — un comptable, un notaire, un architecte, des archivistes ainsi que des prêtres-professeurs — veulent partager « la culture dans la joie » en publiant, chaque année si possible, une revue d’histoire à la fois savante et accessible, rigoureuse et élégante. Ce sont des érudits autodidactes animés, note le sociologue Fernand Harvey dans le 75e numéro, par un « idéal de fraternité scientifique ».
Au cours des années, avec les départs et les décès, les sociétaires, cooptés, se succéderont, et les autodidactes feront place aux spécialistes. L’historienne Mireille Barrière sera, en 1998, la première femme accueillie dans le groupe.
Les Dix d’aujourd’hui — cinq hommes et cinq femmes — sont les historiens Christian Blais, Dominique Deslandres, Louis-Georges Harvey et Laurier Lacroix ; les sociologues Denys Delâge et Simon Langlois ; l’archéologue Louise Pothier ; l’ethnologue Jocelyne Mathieu ; et la professeure de littérature Lucie Robert. La sociologue Andrée Fortin, tristement décédée en début d’année, complétait l’équipe. Son dernier texte, publié dans ce 75e numéro, porte justement sur l’esprit d’origine des Dix.
Dans le premier numéro de la revue, Fauteux annonce que le but de cette « association de camarades » est d’explorer des aspects méconnus « de la grande ou de la petite histoire ». La revue se concentre surtout, d’ailleurs, sur la seconde, celle, explique Fortin, qui « s’attache à des anecdotes, à des institutions ainsi qu’à des personnages “passés sans bruit dans le monde” ».La « petite histoire », conclut Fortin, annonce ce qu’on appellera plus tard l’histoire sociale. Dans Les Cahiers des Dix, on la pratique avec érudition, mais toujours avec un souci de lisibilité.
Femmes de Nouvelle-France, l’article de Dominique Deslandres publié dans ce numéro anniversaire, fournit un bel exemple du style des Dix. Selon l’historienne, on ne sait pas assez « combien tissés serrés étaient les mondes féminins autochtone et allochtone au temps de la colonie de la Nouvelle-France » et à quel point « les hommes des XVIIe et XVIIIe siècles ne peuvent se penser sans femmes ».
Quand on parle des femmes de la Nouvelle-France, on ne retient généralement que quelques vedettes, comme Marie de l’Incarnation, Jeanne Mance et les Filles du roi, en oubliant les femmes des Premières Nations, « essentielles au développement de notre pays », souligne l’historienne, et les nombreuses « femmes d’action », saluées par Charlevoix, en 1744.
Deslandres montre que les conditions sociales, en Nouvelle-France, entraînent « des accommodements aux prescriptions eurochrétiennes » qui élargissent le pouvoir des femmes. Elle insiste aussi sur le fait, peu connu, que, « dans cette rencontre-choc des souverainetés, ce sont les Premières Nations qui imposent leurs conditions aux nouveaux venus français et à leurs descendants », qui doivent s’y adapter pour survivre.
Le partage d’une « communauté de misère » entre la majorité des uns et des autres force les rapprochements. Les contacts entre les Françaises et les femmes des Premières Nations, à l’époque, sont quotidiens. De 1644 à 1760, il y aura 180 mariages officiels entre colons et membres des Premières Nations, et bien plus encore de non officiels entre Français et femmes autochtones. Au passage, Deslandres note aussi la présence de l’esclavage en Nouvelle-France, autant chez les colons que chez leurs alliés des Premières Nations. « Sans les femmes autochtones et allochtones, libres et esclaves, il n’y a pas de Nouvelle-France », conclut Deslandres.
Dans le numéro 74 des Cahiers des Dix, l’ethnologue Jocelyn Mathieu consacre une très belle étude à la journaliste Georgina Lefaivre, qui signait ses chroniques du Soleil, de 1902 à 1922, sous les pseudonymes Ginevra ou Geneviève.
Mathieu relit avec attention les chroniques de la journaliste pour en faire ressortir sa conception du rôle de la femme. S’il est évident, le conservatisme du propos de Lefaivre n’en recèle pas moins de petits trésors de sagesse, notamment celui qui consiste à dire aux femmes que la recherche du « bonheur complet » est une illusion et qu’il vaut mieux compter sur un « bonheur discret et modeste imprégné de réalisme ».
« Le bonheur, écrivait Lefaivre, est ce “puzzle” dont on n’a jamais réussi à poser le dernier morceau. » Réserver ce message aux femmes relevait du conservatisme : le transmettre à tous, de la sagesse.