L’inverse de l’amour
Je ne me souviens plus exactement de qui j’avais reçu ces paroles — était-ce d’un de mes superviseurs, à moins que ce ne soit de mon psychanalyste, carrément ? —, mais je sais qu’elles continuent de distiller des parcelles de sens en moi, bien des années après avoir été prononcées : « l’inverse de l’amour, ce n’est ni la haine, ni même l’indifférence, mais bien le pouvoir ».
Une fois exclues de cette logique toutes les pentes glissantes qui laisseraient place à une quelconque légitimation de violences diverses « au nom d’un amour latent potentiellement mal exprimé », demeurent, il me semble, toutes les perspectives qu’elle offre sur les dénouements possibles de certaines dynamiques conflictuelles.
Comme un col roulé qu’on déploierait de tout son long et qui, une fois déplié, révélerait une vulnérabilité insoupçonnée sous des défenses bétonnées, le pouvoir, retourné en son envers, laisserait enfin voir quelque chose du « tendre mou » sous des argumentaires acérés, un peu de rose sous le noir, des larmes chaudes après des douches froides.
Un peu romantique comme vision ? Assurément ! Pour la petite histoire, laissez-moi vous confier qu’au mois d’août 1998, alors que j’avais été reçue aux baccalauréats de psychologie et de littérature, c’est un orignal sur une pièce lancée au hasard de la vie qui avait fini par trancher en faveur de Freud. La littérature n’a toutefois jamais quitté ma vie, et le romantisme dans lequel je suis tombée petite ne s’est en fait qu’aggravé au fil de tout ce temps passé à aimer des humains précisément là où, eux, n’arrivaient pas à s’aimer.
La clinique de l’enfance m’a menée à faire asseoir ensemble, dans toutes sortes de malaises et de silence bien pesants, des parents qui, dans une antériorité, s’étaient aimés assez pour pousser dans l’existence un ou des enfants qui réclamaient maintenant qu’on refasse le fil de l’histoire, qu’on arrime les versions, mais surtout qu’on redistribue « en vrai » les permissions d’aimer et de ressembler aux deux parents, peu importe les schismes laissés par les ravages des ruptures.
Si mon amour pour ce qui souffre et ma foi en l’humain prennent parfois des allures d’angélisme, il est de ces situations qui ont tôt fait de me ramener brutalement sur le plancher du réel. Ces situations, ce sont celles que l’on peut regrouper sous la vaste appellation « conflit sévère de séparation ».
Avec plus de poésie, j’aurais envie de les désigner, ces situations qui sont de toute évidence celles qui m’ont le plus affectée dans ma vie professionnelle, comme étant les « Grandes Violences invisibles » et toutes leurs variations : « prises d’otage », « détournements du langage » ou encore « comment aliéner l’enfance en prétendant l’honorer ? ». Si les mots sont durs, les réalités qu’ils désignent sont malheureusement de terribles sources de souffrance pour les enfants.
Tel un énorme miroir agrandissant, ce phénomène de plus en plus convié dans nos cliniques nous renvoie une image bien peu reluisante de nos tendances collectives à vouloir être performants dans nos rôles parentaux, comme s’il s’agissait d’une compétition olympique. Le « meilleur parent », celui qui a bien lu et bien ingéré toute la mimique, sans en intégrer l’essence, celui qui prend le cœur de son enfant pour une arène de boxe, dans laquelle il n’y a de la place que pour son propre reflet, c’est de lui que je parle.
Si je choisis de ne lui donner ni de genre ni de représentation trop près d’une personnalisation possible, c’est que je souhaite ici le dépeindre davantage comme un symbole qui, heureusement, ne s’incarne que rarement en totalité dans une personne. Je voudrais qu’on ose considérer combien il dort, en potentialité, en chacun de nous, lorsque nous sommes blessés dans « nos lieux d’amour » et que nous « jouons au pouvoir », pour ne pas ressentir le reste.
Détester celui ou celle qui nous a quittés, qui se remarie, qui oublie les rendez-vous chez le dentiste, qui ne sait pas davantage communiquer que lorsque nous étions avec lui ou elle, qui nous a trompés, trahis, ou jetés après usage sont des sentiments non seulement normaux, mais profondément humains.
Ce n’est pas sur ce plan que la perversion se joue.
Elle, elle entre en scène lorsqu’au lieu d’être éprouvés, exprimés, puis digérés, ces sentiments un peu honteux, mais authentiques, se figent, sont niés ou projetés, pour donner lieu à une sorte de « performance du contraire ». Le réel devient alors modulable en fonction des besoins d’une reconstruction d’un scénario qui répond à l’image du parent parfait. On ne prendra plus la responsabilité de notre propre blessure, et c’est « au nom de l’enfant » qu’on maintiendra précisément en place ce qui l’endommage, cet enfant.
Dans ce type de dynamiques, non seulement l’amour (ou la peine d’amour) ne trouve plus son chemin, mais le pouvoir devient la seule langue parlée, sur le dos, mais surtout, dans le cœur de ceux qui auraient seulement besoin de coller ensemble des bouts identitaires attachés à des continents en guerre : nos enfants.
Appel aux récits
Ce mois-ci, j’ouvre un appel aux récits à tous ceux qui voudraient narrer les guerres qui les ont amputés de parties de leur enfance. Et comme je n’ai encore jamais réussi à noyer mon romantisme, si certains d’entre vous avaient envie de renverser les mots de pouvoir en mots d’amour pour rédiger des « lettres de tout ce que je n’ai jamais osé te dire, à toi avec qui je me dispute depuis notre séparation », je serais à nouveau confirmée dans mon espoir tenace en l’humain. Écrivez à nplaat@ledevoir.com.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.