La maman qui aimait le baseball
Chez les Hamelin, la tradition voulait qu’on célèbre la fête des Mères au Stade olympique devant un match de baseball. Du moins quand les Expos, « nos Amours », comme les appelait ma génitrice préférée, jouaient à domicile cette fin de semaine là.
Nos blondes, elles, nous lançaient de drôles de regards. La fête des Mères au baseball, êtes-vous bien certains ? Pas très féministe comme célébration. Elles n’étaient pas loin de soupçonner une situation d’oppression classique : cette pauvre femme dominée par six mâles, obligée — même ce jour-là ! — de se plier au désir de l’homme et de suivre la tribu.
Pourtant, je pense que ma mère aimait vraiment le baseball, et je crois même savoir pourquoi. À mon avis, ça avait tout à voir avec certains souvenirs de jeunesse datant de l’époque où, jeune maîtresse d’école à Saint-Séverin, elle se rendait, les après-midi d’été, au terrain de balle situé en plein centre du village pour voir jouer le grand slack à lunettes qui allait devenir mon père.
Son propre père, un fermier qui ressemblait à s’y méprendre au général Eisenhower et qu’elle nous a toujours décrit en poète égaré entre veaux, vaches et cochons, y officiait parfois comme arbitre. Je ne m’interdis pas de penser que ma chère môman, entourée de son clan dans les gradins du grand stade, sortant les sandwichs et les canettes de Coke de la glacière pendant que Charlie Lea se dirigeait vers le monticule, revivait secrètement ces beaux jours : le généralissime susnommé vient de conquérir l’Europe à la tête des troupes alliées, la plus gigantesque guerre de l’histoire du monde est terminée et, dans un petit village de la Mauricie, l’univers, pour quelques heures, tourne autour d’un losange tracé à la chaux et d’une balle blanche.
Il y a quelques années, le regretté Pierre Bourgault m’avait fait tiquer en se fendant — je ne sais plus si c’était par écrit ou à la radio — d’une virulente tirade à sa manière pour dénoncer le baseball à Montréal, insidieux symbole, à ses yeux, de notre rampante américanité… Allons bon ! Et Guillaume Plouffe, il est Américain, peut-être ?
Mon père a voté « Oui » aux deux référendums sur l’indépendance du Québec, et ça ne l’empêchait pas de communier à la douce ferveur d’un culte qui avait commencé au vieux stade De Lorimier en regardant étinceler Jackie Robinson dans l’uniforme des Royaux. Ma mère avait son imagerie d’Épinal et j’ai la mienne : dans la tiédeur d’un soir d’été, je dérive sur le miroir du lac dans mon canot environné du vol zigzaguant des chauves-souris, et tandis que j’essaie de pincer un achigan au lancer léger, je vois mon père sortir sa petite télé sur le balcon du chalet familial et la brancher dans la prise extérieure, puis s’absorber dans la contemplation de sa partie de baseball, tandis que me parviennent à la brunante, à défaut des secousses télégraphiées sur ma ligne par une grosse prise, les voix du descripteur du match, Guy Ferron — son ancien confrère de classe du Petit Séminaire, comme il ne manquait jamais de nous le rappeler — et de l’analyste Jean-Pierre Roy, l’ancien lanceur des Royaux.
Il se pourrait bien que l’ingrédient essentiel du baseball soit la lenteur, et qu’en nous ennuyant du baseball de nos Expos, nous regrettions aussi cette chose qui a disparu de nos vies.
À l’ouverture de la nouvelle saison du baseball majeur, début avril, un chroniqueur invité du New York Times proposait ironiquement de nationaliser (au sens économique du terme) le sport national des Étasuniens, seule manière à son avis de sauver ce qu’il qualifiait de folklore battant de l’aile et de patrimoine à préserver au même titre que les montagnes et les geysers du parc de Yellowstone.
Car le baseball serait en crise, et comment donc pourrait-il en être autrement d’un sport ainsi basé sur la lenteur, pour ne pas dire la langueur d’un temps élastique où se déploie une élémentaire géométrie à la source d’infinis développements statistiques ?
Les jeunes vivent dans un autre monde. Depuis 15 ans, remarquait Matthew Walther dans les pages du NYT, le recrutement a chuté de 50 % dans les « petites ligues ». Aujourd’hui, Charlie Brown et sa bande joueraient au soccer. Encore plus saisissant : l’auditoire télé de la Série mondiale (ronflante hyperbole servant à désigner le championnat nord-américain de baseball) a fondu des deux tiers (de 36 millions à 12 millions) entre 1975 et 2021 ! On est bien loin du Super Bowl.
Apparemment, la vertigineuse multiplication du nombre d’écrans qu’a connue le monde depuis un demi-siècle, alors même qu’elle contribuait à doper la popularité du football et du basket, ne faisait absolument rien pour enrayer le déclin du baseball, ce sport que mon père, comme tous les vrais amateurs, aimait bien suivre à la radio. À l’ère du sport spectacle, le rythme méditatif d’un divertissement dont l’apothéose consiste à perdre de vue une balle d’un diamètre de 7 cm expédiée au fin fond du champ opposé ne peut de toute évidence pas rivaliser avec l’action incessante et la moyenne de cinq points à la minute d’un match de la NBA.
Pour ma part, j’ai décroché depuis longtemps, mais pas assez pour ignorer que les Braves d’Atlanta ont remporté la dernière Série mondiale. Leur directeur général était Alex Anthopoulos, un Québécois de 44 ans qui, il y a 20 ans, épluchait bénévolement le courrier des Expos pour vivre sa passion. Son rêve américain.