De la rage, du pain et des forêts (1)

Ce n’est sans doute pas un hasard si les luttes féministes se concentrent et se rencontrent aux deux extrémités de la vie, tout comme elles convergent lorsqu’il s’agit de défendre l’avenir. Comme si la temporalité féministe était, d’une certaine manière, circulaire : les luttes menées ici et maintenant anticipent toujours le futur, tout comme elles se répètent, par vagues, à mesure que reviennent les assauts.

C’est ainsi que cette semaine, un argumentaire provisoire rédigé par le juge Samuel Alito, de la Cour suprême des États-Unis, rendu public grâce à une fuite d’information sans précédent dans l’histoire moderne du plus haut tribunal américain, annonçait l’infirmation imminente de l’arrêt Roe v. Wade, qui, depuis près d’un demi-siècle, protège le droit à l’avortement aux États-Unis.

Sur la forme, la fuite est hallucinante. Sur le fond, en revanche, on ne peut pas dire qu’on ne s’y attendait pas. Le document obtenu par le sitePolitico est une ébauche de la position qu’adopterait la majorité de la Cour dans Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization, une affaire en provenance du Mississippi qui se penche sur la validité de la loi antiavortement adoptée par la législature de cet État, en 2018, laquelle interdit presque tous les avortements après 15 semaines de grossesse.

En principe, une telle loi enfreint le droit à l’avortement reconnu d’abord dans Roe v. Wade en 1973, puis réaffirmé dans Planned Parenthood v. Casey, en 1992. Sauf que le champ est désormais libre pour que la majorité conservatrice de la Cour suprême annule le précédent établi par Roe — en grande partie grâce à l’ajout, sur le banc, des trois juges nommés par Donald Trump durant son mandat (Neil Gorsuch, Brett Kavanaugh et Amy Coney Barrett).

On le savait depuis un bon moment : les jours de Roe sont comptés. Il ne s’agit que de la matérialisation d’un cauchemar en latence.

N’empêche, en voyant la nouvelle s’afficher sur mon téléphone lundi soir, j’ai senti comme une vague d’angoisse monter en moi ; l’air était soudain plus lourd, la pièce plus exiguë. Bien sûr, l’infirmation de Roe n’affectera pas directement le droit à l’avortement de notre côté de la frontière. Reste que la lutte pour contrôler ce qui se passe (ou non) au tout début de la vie nous concerne toutes, comme le précédent politique que crée un tel événement nous fragilise toutes.

Au Québec, l’ensemble de la classe politique a vivement réagi en prenant connaissance de la nouvelle. Dans un rare moment d’unanimité, chacun s’est empressé de rappeler qu’ici, jamais on ne laisserait passer un tel recul. Justin Trudeau a même annoncé mercredi l’intention du gouvernement fédéral de « renforcer » le droit à l’avortement au pays — tant mieux. Cela dit, le fait même que l’onde de choc se soit rendue jusqu’ici en dit beaucoup sur l’ampleur de la menace qui plane. Il s’agit d’un débat qu’il n’est jamais bon de ranimer.

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Il y a d’ailleurs une résonance étrange, troublante, entre ce recul sur le droit à l’avortement aux États-Unis et les mobilisations qui se déroulent chez nous ces derniers temps. Pour la fête des Mères, deux mouvements féministes distincts mais, au fond, intimement liés joignent leurs forces à l’occasion de la grande manifestation Du pain et des forêts, qui aura lieu à Québec dimanche.

Ce grand rassemblement est le fruit des efforts du mouvement Ma place au travail, qui se mobilise depuis plus d’un an pour dénoncer le manque de places en garderie, et du regroupement Mères au front, créé en 2020 afin d’investir politiquement la figure de la mère — qui défend et protège — dans le contexte de la crise climatique. La rencontre de ces deux mouvances trace un lien tangible, concret, entre les luttes féministes et écologistes ; une rencontre qui, vu les circonstances, semble aller de soi.

L’organisation de cette manifestation sur fond de recrudescence de la menace à la liberté reproductive n’est pas anodine. Au téléphone, Myriam Lapointe-Gagnon, porte-parole et fondatrice du mouvement Ma place au travail, se dit frappée par la coïncidence : « Il y a cet événement aux États-Unis, pendant que nous, on reçoit aussi des témoignages de femmes qui choisissent l’avortement faute de places en garderie. De tous bords tous côtés, la question du libre choix est menacée : le choix de travailler ou de rester à la maison, de faire des bébés ou pas, de faire ce qu’on veut avec notre corps. C’est la même chose. »

À quelques jours de la manifestation, elle m’explique que la rencontre entre les luttes entreprises par les Mères au front (pour le climat) et par Ma place au travail (pour l’accès aux garderies) est tissée de plusieurs fils. Les enjeux reproductifs, sociaux et environnementaux vont de pair, et il ne s’agit pas d’un hasard si les assauts et reculs se multiplient et s’accumulent à ce moment précis de notre histoire.

À mesure que la marmite climatique se réchauffe, les droits des femmes, des enfants, des personnes vulnérables sont remis en question à la faveur de la montée de courants autoritaires, fascisants, enclins à affirmer un ordre du passé face à l’imminence de la catastrophe. Ainsi, les reculs appréhendés du droit à l’avortement, les ratés de la politique familiale québécoise et l’absence d’ambition politique pour faire face à la crise climatique doivent être compris comme les faces d’une même médaille.

Sauf que dimanche, pour la fête des Mères, à Québec, il y aura une occasion de faire entendre d’autres voix pour la suite du monde. Je m’y rendrai et, lundi, je vous en dirai davantage.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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