Avaler la pilule

Pas moins de deux premiers ministres et quatre ministres ont pris la parole vendredi quand Moderna a annoncé qu’elle construira une usine de fabrication de vaccins dans la région de Montréal. La présence sur une même scène d’une telle brochette de politiciens fédéraux et québécois n’est pas courante. Mais l’annonce de l’implantation au Québec du fabricant américain de vaccins à ARNm contre la COVID-19 et d’autres maladies respiratoires constituait une si bonne nouvelle pour les deux gouvernements que ni Justin Trudeau ni François Legault n’ont voulu rater l’occasion de s’en vanter. Après toutes les failles dans le système canadien d’approvisionnement en vaccins qu’a révélées la pandémie, MM. Trudeau et Legault pouvaient enfin se féliciter de prendre des mesures concrètes pour colmater ces brèches.

Pour le gouvernement de M. Trudeau, il s’agit d’un virage à 180 degrés en ce qui concerne ses relations avec l’industrie pharmaceutique. À leur arrivée au pouvoir en 2015, les libéraux fédéraux avaient promis de faire la guerre aux multinationales pour faire baisser les prix des médicaments brevetés.

La réalisation de sa promesse de créer un régime pancanadien d’assurance médicaments dépendra aussi de sa capacité à en contrôler les coûts. C’est dans cette optique qu’en 2017, la ministre de la Santé de l’époque, Jane Philpott, avait annoncé son intention de réviser les critères utilisés par le Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés (CEPMB) pour établir des montants plafonds.

La première mouture de la réforme, annoncée en 2019, devait permettre aux Canadiens d’économiser plus de 13 milliards de dollars en 10 ans sur le prix des médicaments, selon les estimations de Santé Canada. L’industrie pharmaceutique a plutôt chiffré son manque à gagner à plus de 20 milliards. Elle a soutenu qu’une telle réforme ferait fuir les nouveaux investissements de l’industrie au Canada et compromettrait le lancement au pays de nouveaux médicaments phares contre le cancer et les maladies rares.

Elle a aussi porté sa cause devant les tribunaux pour faire invalider les aspects de la réforme qui auraient forcé les compagnies pharmaceutiques à dévoiler les ristournes qu’elles accordent aux gros acheteurs. Il s’agit surtout des gouvernements provinciaux, qui fournissent gratuitement certains médicaments aux aînés et aux gens à bas revenu par l’entremise de leurs propres régimes d’assurance médicaments. La divulgation de ces ristournes aurait eu pour effet de forcer l’industrie à offrir les mêmes rabais à tous les acheteurs, dont les assureurs privés.

Le gouvernement Trudeau et l’industrie pharmaceutique étaient donc en très mauvais termes lorsque la pandémie a frappé et qu’Ottawa cherchait à se procurer de potentiels vaccins contre la COVID-19. L’absence, au Canada, d’usines capables de produire des vaccins a laissé le gouvernement à la merci des producteurs européens, le président Donald Trump ayant interdit aux fabricants américains de vaccins d’exporter une partie de leur production au Canada, et ce, même si les États-Unis avaient un surplus de vaccins.

Rétablir le dialogue

 

Nommé ministre de l’Innovation, des Sciences et de l’Industrie au début de 2021, François-Philippe Champagne s’est vu confier la tâche de rebâtir les ponts entre le gouvernement et l’industrie pharmaceutique, ainsi que de rehausser la capacité de production du Canada dans le domaine. Le budget de l’an dernier a ainsi consacré plusieurs milliards de dollars au développement d’une nouvelle Stratégie en matière de biofabrication et sciences de la vie.

Mais pour que l’industrie pharmaceutique réponde à l’appel d’Ottawa, il aurait fallu que le gouvernement Trudeau recule sur sa réforme de la réglementation du prix des médicaments. L’ancienne ministre de la Santé Patty Hajdu a tout juste accepté, à la mi-2021, de retarder pour une deuxième fois sa mise en œuvre ; son successeur, Jean-Yves Duclos, a fait de même en décembre.

Mais une décision de la Cour d’appel du Québec, intervenue en février dernier, a forcé Ottawa à mettre de l’eau dans son vin. La cour a en effet conclu que le fédéral a outrepassé ses pouvoirs en essayant de s’immiscer dans les négociations sur les prix des médicaments entre les multinationales et les provinces.

Ce n’était donc pas une coïncidence si, le 14 avril dernier, M. Duclos a annoncé que « le gouvernement ne mettra pas en œuvre les modifications liées aux nouveaux facteurs de réglementation du prix ni celles liées aux exigences de signaler les renseignements sur les prix et les recettes ». Ottawa n’ira ainsi que de l’avant avec une partie de sa réforme : le fédéral changera la liste des pays auxquels le CEPMB se réfère pour déterminer si les prix des médicaments brevetés sont « excessifs » au Canada. Au lieu des économies de 13 milliards de dollars sur 10 ans promises en 2019, Ottawa prévoit maintenant plutôt des réductions de prix de 2,9 milliards sur la même période.

La semaine dernière, le ministre Duclos a justifié la décision de son gouvernement de ne pas interjeter appel de la décision de la Cour d’appel du Québec devant la Cour suprême en disant être « conscient que nous avons besoin d’avoir au Canada une industrie pharmaceutique forte, surtout étant donné la leçon que nous avons apprise [durant la pandémie de] COVID-19 ».

Il s’agit d’une victoire importante pour l’industrie, une victoire qui ne serait pas étrangère aux efforts du ministre Champagne pour attirer de nouveaux investissements au Canada. Elle risque aussi de compliquer la réalisation de la promesse libérale de régime national d’assurance médicaments — qui est au cœur de l’entente de soutien entre le PLC et le NPD, faut-il rappeler.

Les libéraux ont donc dû avaler la pilule de leur défaite en Cour d’appel. Heureusement pour eux,l’annonce de Moderna vient appliquer un baume sur leur amour-propre blessé.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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