En terrain nouveau
Le Devoir annonçait la semaine dernière la création de son tout nouveau Pôle environnement, une initiative portée par une douzaine de journalistes issus de tous les secteurs qui, désormais, alimenteront la couverture des questions environnementales et climatiques. Ces enjeux, expliquait-on, ne peuvent plus être abordés dans une case à part. Les défis posés par la crise climatique se manifestent partout, ils ponctuent nos existences et exercent une pression sur les collectivités qu’il n’est plus possible d’ignorer ni même de traiter comme une question marginale.
Cela a déjà été dit : à cette occasion, ma chronique change de vocation. Elle sera désormais consacrée aux questions de justice climatique. L’ambition est bien belle, mais encore faut-il la définir un peu plus attentivement.
Tout d’abord, les mots. « Justice climatique », l’expression, reprise un peu partout, est très clairement inscrite dans l’air du temps. Or, on sait que les mots perdent leur sens et, surtout, leur force lorsqu’ils sont repris à outrance. Ici, on pourrait dire que cela suppose d’aborder les questions environnementales non seulement à partir des données offertes par les sciences naturelles, mais aussi à travers une lentille politique, éthique et sociale.
Il s’agira donc de travailler à partir du constat selon lequel toute réflexion sur la justice sociale ne peut faire abstraction de la question climatique et, inversement, toute réflexion sur la crise écologique ne peut ignorer la répartition dramatiquement inégale des conséquences des changements climatiques. Cette réflexion ne peut pas non plus omettre que les solutions privilégiées pour mitiger les impacts de la crise climatique ne sont jamais neutres ; elles sont toujours susceptibles de reproduire, voire d’accentuer, les lignes de fracture qui traversent aujourd’hui la société, chez nous comme à l’échelle du globe.
La semaine dernière, à l’occasion du Jour de la Terre, l’Institut de la statistique du Québec (ISQ) nous apprenait que le ménage québécois moyen émet jusqu’à quatre fois trop de gaz à effets de serre (GES) — du moins, si l’on espère encore respecter les seuils d’émissions établis par l’Accord de Paris et qui visent à limiter le réchauffement planétaire à 1,5 °C par rapport à l’ère préindustrielle.
Qu’est-ce que cela signifie d’appartenir à une collectivité dont le rythme de consommation aggrave et précipite les conséquences du changement climatique qui se font déjà sentir dans le Sud global ? Si les citoyens ont individuellement bien peu de marge de manœuvre, pourquoi acceptons-nous que notre organisation sociale, nos décisions politiques déchargent la tragédie sur d’autres épaules, pendant que nous vivons sur du temps emprunté ? Qui sont celles et ceux qui aujourd’hui mettent tout en jeu pour que la fenêtre vers un futur viable pour l’humanité, dont nous parlait récemment le GIEC, ne se referme pas pour de bon ?
Peut-être l’aurez-vous compris, je n’ai pas l’intention de délaisser les os que j’ai pris l’habitude de gruger dans ces pages au fil des ans, d’une semaine à l’autre. Je chercherai surtout à tracer un lieu plus clair entre les inégalités sociales et les défis posés par les changements climatiques. Je tenterai aussi, en restant sur un terrain que je connais bien, de mettre en relief le fait que les mouvements sociaux, les mobilisations citoyennes, les mouvances politiques qui, aujourd’hui, luttent pour un présent plus digne et pour un avenir plus juste, se confrontent inévitablement aux défis posés par la crise climatique.
C’est donc dire que parler de justice climatique suppose de continuer d’aborder tous les enjeux sociaux qui nous préoccupent déjà : la crise du logement, le délitement du réseau de la santé et des services offerts aux citoyens vulnérables, la vie chère, le dilemme impossible auquel sont livrés les travailleurs dont le revenu dépend de l’exploitation de ressources qui nous acheminent tout droit vers la catastrophe, l’accès à l’alimentation et à des milieux de vie sains, pour n’évoquer que ces exemples.
L’intuition s’est clarifiée l’automne dernier, sur l’île de Vancouver, alors que j’échangeais avec les militants qui défendaient la forêt ancestrale de Fairy Creek sous la pluie froide d’octobre. En les observant mettre leur corps en jeu, sans relâche ni beaucoup de soutien, pour empêcher la poursuite de l’exploitation mortifère de la nature, je me suis dit qu’il y avait là quelque chose comme une vérité de notre époque : l’asymétrie des rapports de force lorsque vient le temps de défendre les écosystèmes, la violence continue dont dépend l’exploitation du territoire, la logique d’exclusion et de sacrifice des corps qu’elle met en œuvre, et ce, malgré l’imminence de la catastrophe…
Tout cela constitue l’horizon politique sur lequel se pensent désormais toutes les questions de justice sociale. Or, pour que la tribune dont je bénéficie ici demeure cohérente, il me semblait incontournable d’en prendre acte, en rectifiant mon angle d’approche. Je propose en quelque sorte de faire un pas de côté qui n’en est pas un, pour penser à partir des solidarités qui se construisent dans le sillage de la crise écologique.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.