Nepveu bienveillant
Géographies du pays proche (Boréal, 2022, 258 pages) est un livre magnifique. Son auteur, le poète et essayiste Pierre Nepveu, y « propose une certaine réflexion qui est aussi un acte d’amour » à l’égard du Québec. « J’ai une dette importante envers ce territoire, cette société, cette nation, déclare l’écrivain en note liminaire, mais toute dette mérite d’être interrogée, tout héritage exige d’être soupesé. » Nepveu, qui se revendique comme « citoyen, poète », s’acquitte de cette tâche avec élégance et profondeur, mais si la force poétique de son propos s’impose, sa pertinence politique, elle, s’avère moins évidente.
Esprit fin, nourri d’une culture littéraire étendue qui le prémunit contre tout dogmatisme, Nepveu entend explorer l’identité québécoise sans esprit polémique. À plusieurs reprises, il se désole du manichéisme qui règne en la matière. D’un côté, note-t-il, on retrouve l’idée d’une identité nationale à défendre pour assurer la cohésion sociale et politique du peuple québécois ; de l’autre, on plaide pour le dépassement de la référence nationale au nom du multiculturalisme et des identités individuelles particulières.
Nepveu, dont l’attachement au Québec et à son histoire ne fait pas de doute, cherche à trouver une voie de passage entre ces deux propositions, qu’il perçoit comme des écueils, en essayant de penser une identité incluant l’altérité dans sa nature même.
Dans un très beau texte où il évoque avec tendresse le catholicisme de son enfance, l’écrivain athée parle de la « foi » qu’il conserve de cette expérience, c’est-à-dire une forme de confiance envers le monde, une espérance que la réalité ait du sens. La Révolution tranquille, précise-t-il, a été l’œuvre de réformistes chrétiens qui ne souhaitaient pas se débarrasser de cette espérance, mais plutôt la libérer d’un formalisme étouffant pour lui permettre de s’investir dans un engagement plus concret passant réellement par le souci du « prochain ».
Nepveu trouve, dans ce processus, une « révolution de la proximité », une mise en avant de l’« attention concrète portée à la vie des personnes » qui se manifeste aussi, ensuite, dans des politiques sociales progressistes, dans un féminisme désormais préoccupé par les enjeux de la vie privée, dans un écologisme à la fois planétaire et local ainsi que dans l’élargissement de la figure du prochain aux membres des minorités négligées.
Ce qu’on appelle parfois le« wokisme », et que Nepveu préfère désigner comme « l’éthique de la bienveillance et de l’altruisme », ne serait pas sans lien avec « l’héritage éthique et symbolique d’un catholicisme du devoir quotidien et de l’amour des êtres », tel que revu par une modernité québécoise qui ne se limiterait donc pas à une marche vers la laïcité.
Nepveu ne fait pas l’impasse sur les dérives auxquelles peut mener cette éthique, notamment le penchant pour la censure, la victimisation abusive, de même que le rejet bien-pensant du passé et de la civilisation occidentale. La critique la plus forte de cette éthique, note-t-il, est celle, formulée par le sociologue Jacques Beauchemin dans La société des identités (Athéna, 2004), selon laquelle un tel souci de tous les particularismes entraîne un éclatement irrémédiable de la communauté nationale, une conséquence potentiellement mortifère pour une petite nation sans État indépendant comme le Québec, déjà soumise, comme nulle autre, à la pression de l’anglosphère culturelle.
Cette critique hante les pages de Géographies du pays proche. Nepveu voudrait lui trouver une réponse capable de concilier la continuité de l’identité québécoise comme monde commun et l’ouverture généreuse aux particularismes, mais ses propositions, riches d’un point de vue poétique, demeurent floues et insuffisantes sur le plan politique.
L’argument central de Nepveu est une des grandes leçons de la littérature : l’identité, individuelle ou collective, n’est pas une réalité fixe ; on ne coïncide jamais vraiment avec soi-même. Et croire le contraire, c’est-à-dire prétendre savoir précisément qui je suis et qui est l’autre, c’est s’abuser, s’empêcher d’évoluer et s’exposer à tous les dangers politiques.
Nepveu, par conséquent, rejette le nationalisme identitaire favorable à une cohésion transcendant les identités particulières et plaide pour un engagement citoyen axé sur la bienveillance et la proximité par lequel s’exprime notre amour du Québec.
Dans le monde de Nepveu, tous les Québécois sont des poètes capables de transformer leur dépossession identitaire en trésor de créativité ; la subordination du Québec au Canada ne porte pas à conséquence ; la fragilité du français en Amérique, si elle existe, est plus une chance qu’une menace ; les mains tendues sont toujours saisies avec sollicitude.
Ce serait beau, si c’était vrai. La réalité, malheureusement, ne se conforme pas au rêve du poète.