Réélu par résignation?
« Élu par effraction, réélu par résignation », écrivait hier soir Le Figaro dans son tout premier commentaire mis en ligne sur le coup de 20 h à Paris, alors qu’apparaissaient les projections annonçant une nette victoire du président sortant, Emmanuel Macron, avec plus de 58 % des suffrages exprimés, contre moins de 42 % à Marine Le Pen.
Le président sortant l’emporte donc par une marge de 16 ou 17 points, supérieure à ce qu’annonçaient les derniers sondages, qui lui accordaient plutôt 12 points d’avance, dans un pays qui a perfectionné l’art des enquêtes d’opinion.
Dans l’histoire normale des présidentielles en France, un tel écart de 58-42 — même s’il n’équivaut proportionnellement, dans un match sportif par exemple, qu’à un score de 4 à 3 — reste élevé.
Dans ce pays, la plupart des neuf élections présidentielles depuis 1974 se sont décidées à 51-49, 52-48 ou 53-47. Les scores des Le Pen, père et fille, aux seconds tours de 2002 (défaite par 82-18), 2017 (66-34) et 2022 (58-42) sont hors normes, parce que ces candidatures étaient hors normes. La « droite nationale », descendante du fascisme de Jean-Marie Le Pen dans les années 1970, était et reste considérée, par beaucoup, comme extrême et antirépublicaine… donc justifiant, face à elle, le fameux « barrage républicain ».
Vu de cette manière, ce dernier score de Marine Le Pen est sans précédent, devant un « barrage républicain » amoindri. Pour la première fois dans l’histoire de la Cinquième République, il propulse sa famille politique dans la catégorie « 40 % et plus ». Ce qui lui a permis hier soir de déclarer : « Les idées que nous représentons arrivent à des sommets […] ; ce résultat représente en lui-même une éclatante victoire ».
Pour autant, ce score exceptionnel sera considéré comme un échec, car la barre de la « victoire morale » avait été (arbitrairement) placée un peu plus haut, dans les 45 ou 47 %. Quelques sondages du printemps, avec des simulations de second tour, n’étaient-ils pas allés jusqu’à lui accorder 48 ou 49 % ?
« Élu par effraction »… C’était en 2016 et 2017, lorsque Macron, jeune conseiller du roi, tel un Brutus parricide, avait trahi son patron, le président François Hollande, celui-là même qui l’avait fait monter, le nommant en 2014 ministre de l’Économie.
Le président sortant, à la fin de son mandat (2012-2017), pantois devant l’irruption de ce Brutus conquérant, était tellement démoli qu’il renonça même à se représenter, convaincu par les sondages qu’il allait à l’abattoir.
Ayant profité de l’ouverture, de la division et de l’affaissement des vieux partis (d’abord les socialistes, bientôt les gaullistes) et de la percée de l’extrême droite comme repoussoir utile, le jeune loup s’était faufilé dans l’embrasure et avait triomphé au second tour, malgré un score de premier tour et une adhésion à ses idées plutôt modestes (24 %).
« Réélu par résignation », Macron ne triomphe pas vraiment, malgré son score. Et ce n’est pas seulement parce qu’il n’a plus l’attrait de la nouveauté et traîne derrière lui un bilan mitigé de réformes avortées, avec une attention détournée par une succession de crises inattendues : révolte des Gilets jaunes, COVID-19, guerre en Ukraine.
Particularité du système électoral français : ce système à deux tours ne produit pas de vote d’adhésion. Au second tour, dans ce système, beaucoup de gens « votent négatif »… parfois en se bouchant le nez. Cette année, c’était « tout, sauf Le Pen » versus « tout, sauf Macron » : la compétition entre deux « fronts du refus ».
La crainte d’un basculement antirépublicain ou antidémocratique, avec le Rassemblement national, entrait en contradiction avec la détestation profonde de ce supposé « président des riches », technocrate moderniste hautain, européiste, internationaliste, etc.
Ainsi, une bonne partie du vote Macron au second tour est un vote de « moindre mal », au-delà des 28 % qui l’avaient appuyé au premier tour par adhésion réelle à ce qu’il représente (ouverture à l’Europe, libéralisme en économie, réforme minceur d’un « État hypertrophié », etc.).
Dans un tel contexte, la majorité mathématique qu’on voit aujourd’hui n’entraîne pas nécessairement une légitimité profonde. Cruelle réalité qui va revenir hanter Macron II, encore plus que Macron I.
Le « troisième tour » prendra la forme des élections législatives, les 12 et 19 juin. Mais la donne sera alors différente. C’est que les finalistes de la présidentielle — qui est une joute de personnalités au moins autant qu’un combat de partis politiques — n’ont pas derrière eux des formations et des machines électorales si fortes.
Il y a un fort décalage, par exemple, entre le potentiel du Rassemblement national à la présidentielle, et ce qu’il peut faire lors d’élections régionales ou législatives, où il s’avère nettement plus faible. La remarque vaut également, bien qu’à un moindre degré, pour la République en marche d’Emmanuel Macron.
Aux législatives, ceci pourrait donner une chance aux « Insoumis » de Jean-Luc Mélenchon, tribun radical et « troisième homme » (si l’on ose dire) de la présidentielle. Ils semblent capables de mobiliser une efficace équipe de terrain et de fédérer ce qui reste des forces de gauche, pour faire bonne figure aux législatives.
Si ça se vérifie, il n’est pas du tout assuré qu’Emmanuel Macron pourra disposer, une fois l’été arrivé, d’une majorité présidentielle « à sa main ».
François Brousseau est chroniqueur d’affaires internationales à Ici Radio-Canada.
francobrousso@hotmail.com