«L’homme est un animal»

C’est votre culpabilité qui, cette semaine, a surgi dans ma boîte de messagerie, en réponse à l’appel aux récits du mois consacré à l’urgence climatique. Je dis « votre » seulement pour honorer le lieu de départ du geste d’écriture et non pour la distinguer de ce qui m’assaille moi aussi. Disons donc « notre » « écoculpabilité », même si nous la vivons chacun à des degrés divers et sur des tonalités qui nous sont spécifiques.

Si l’écoanxiété renvoie principalement à la peur, je réalise combien c’est le sentiment de culpabilité, pas loin de celui d’impuissance, qui est dépeint avec le plus de densité dans vos narrations sur l’intime de la crise climatique.

Martin, par exemple, écrit : « Le sentiment qui m’habite le plus depuis quelques mois est la culpabilité : culpabilité de voyager, culpabilité de prendre la voiture même si c’est à une fin jugée bonne (voir la famille, motifs médicaux, donner du sang), culpabilité de participer à des événements, culturels ou corporatifs, qui génèrent des déchets. Et une certaine culpabilité à l’idée d’avoir un enfant… insuffisante toutefois pour me faire renoncer à ce projet au centre de mes réflexions. »

C’est aussi le sentiment qui m’a tenaillée pendant toute la première partie du documentaire Animal, de Cyril Dion, que j’ai visionné cette semaine.

Je ressentais cette culpabilité qui relève du simple fait d’appartenir à cette espèce qui, en quelques centaines d’années, est responsable de ce que nous nommons « la crise de la biodiversité » pour ne pas la qualifier carrément de « sixième extinction », terme demeurant controversé.

C’est le thème central de ce documentaire porté par le même réalisateur que Demain (qu’il avait coréalisé avec Mélanie Laurent), tandis qu’il braque un puissant faisceau lumineux sur cette hécatombe déjà bien amorcée. En suivant la trajectoire de deux adolescents révoltés par le sort réservé aux animaux et par l’inaction des politiques à cet égard, on tente de nous conscientiser sur la désensibilisation massive des humains devant la souffrance infligée aux autres espèces.

Nous les suivons sur les plages souillées, courant derrière des parlementaires qui refusent de répondre à leurs questions, en visite chez des éleveurs. On entend tout de leur révolte, de leurs craintes et de leur détestation, parfois, de l’humain.

Penser la question de la culpabilité nous place devant l’immensité du territoire à couvrir, sur le plan intellectuel. Véritable pierre d’assise de la théorisation freudienne, comprise comme un des éléments « existentiaux » du Dasein dans la pensée du philosophe Heidegger, liée au désespoir chez Kierkegaard, elle ne peut non plus s’exclure du champ théologique. Chez le philosophe et théologien Paul Tillich, la culpabilité, et l’angoisse qui l’accompagne, sont fondamentales. À la fois universelle et porteuse d’une grande potentialité destructrice, elle renvoie automatiquement à des questions liées intimement à ce qu’il nomme le « courage d’être » face à sa finitude, certes, mais surtout face au néant, au non-être. Rien de moins.

De fait, il semble bien que, dans notre écoculpabilité, il y ait, au-delà de cette « culpabilité de surface », une autre qui dépasserait la seule question des habitudes personnelles qui ne correspondent pas à nos standards moraux en matière de pratiques dites « écoresponsables ». Il arrive souvent que cette culpabilité, aussitôt apaisée à un endroit, ait tendance à se frayer un chemin nouveau, comme si, contrairement aux énergies fossiles, elle était bien, pour sa part, une énergie éternellement renouvelable.

Rachel écrit : « J’ai mal pour ma génération (les trentenaires). Personnellement, je peine à vivre la force de mon âge en toute vigueur et quiétude. Et j’ai une peine immense pour les générations suivantes et celles à venir. Je me sens impuissante. »

Nous parlerions donc non seulement d’une culpabilité liée à la conscience morale, mais d’une autre, plus fondamentale, ontologique, qui est aussi convoquée lorsque nous pensons la crise climatique, puisqu’il s’agit bien de cela ici, celle de se positionner éthiquement face à une forme de néantisation du monde réel.

Devant le documentaire de Dion, c’est aussi ce sentiment — la culpabilité — qui, dans son irruption chez des personnages secondaires du documentaire, m’a le plus touchée. Je pense à cet éleveur qui fond en larmes quand on lui demande comment il compose avec le fait que ses bêtes, auxquelles il s’attache, soient envoyées à l’abattoir, ou encore à cet autre éleveur de lapins, qui, visiblement épuisé et aliéné par un système abusif qui, pour 300 euros mensuellement, lui exige toujours plus de bêtes, reste le plus noble possible devant les remises en cause dont l’accable la jeunesse.

À un certain point, ce sont bien davantage ces entraperçus sur des mondes intérieurs où se côtoient le besoin de gagner sa vie, la douleur morale et une forme de résignation qui donnent, à mon sens, une certaine puissance au message porté par le documentaire.

C’est encore ainsi l’animal humain qui, lorsqu’il est appréhendé un spécimen à la fois, montré dans son inévitable tiraillement éthique, dans sa vulnérabilité, permet de renouveler quelque chose de cette espérance qui nous échappe automatiquement lorsqu’on reprend de la hauteur pour penser le collectif.

Appel aux récits

Ce mois-ci, racontez-moi comment vous vivez l’urgence climatique, comment vous pensez l’avenir, quels sont vos angoisses, vos espoirs, vos soulèvements. nplaat@ledevoir.com
 

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