Libérer la bus
Tu es sur Honoré-Mercier, à Québec, près de la colline Parlementaire. Tu attends la bus — oui, LA bus. La Métrobus, plus précisément. Une foule monstre attend avec toi. La première bus arrive déjà pleine à craquer. Elle doit tout de même s’arrêter pour faire descendre quelques passagers, qui doivent se faufiler à travers la masse de gens entassés debout dans l’allée pour enfin atteindre les portes de sortie. C’est long. Certains des usagers qui attendaient avec toi dehors tentent d’entrer pour remplir les petits trous d’oxygène désormais disponibles. Reculez ! crie le conducteur à tue-tête, pour que l’avant de la bus se libère et que de nouvelles personnes puissent embarquer. On recule, donc, à petits pas. Ça aussi, c’est long.
Avec le temps fou que prend cette première Métrobus pour se remplir et se vider à chaque « station », une deuxième, une troisième et une quatrième ont eu le temps d’arriver. En théorie, les Métrobus sont prévues, durant les heures de pointe, pour arriver à environ trois minutes d’intervalle. En pratique, c’est le chaos. Des bus se suivent à la queue leu leu, ralenties par l’achalandage. Et puis, il y a les trous de service, durant lesquels on peut attendre pendant 10, 15 minutes.
Durant ce quart d’heure, un attroupement s’est reformé ; le cycle se perpétue. Toi, tu n’es pas trop pressé. Tu te diriges donc directement vers la troisième Métrobus de la file, dans l’espoir d’avoir une place assise — on ne sait jamais. Ce qu’on sait, par contre, c’est que cette troisième bus du rang est coincée dans la voie réservée, derrière celles qui sont pleines à craquer. Ta bus avancera donc au rythme lent, désespérément lent, de la première qui déborde toujours.
C’est l’heure de pointe. À travers ce chaos des Métrobus, il faut donc encore ajouter celui des Express. Il y a les « 200 » au centre-ville, les « 300 » dans le secteur de l’Université Laval et des cégeps Garneau et Sainte-Foy, et les « 500 » sur le boulevard Laurier. Elles circulent des banlieues vers les quartiers centraux le matin, et des quartiers centraux vers les banlieues le soir — seulement à l’heure de pointe, bien sûr. Elles passent toutes aux mêmes arrêts, à peu près, et à peu près toutes dans les mêmes horaires.
La Métrobus que tu attends est donc non seulement coincée entre les autres Métrobus, mais aussi entre toutes les express qui ramènent leurs passagers à Cap-Rouge, Beauport, Loretteville, Val-Bélair, Neufchâtel, Charlesbourg. Vraiment, tu n’es pas sorti de la ville.
Ce niveau complètement déraisonnable de chaos quotidien a été normalisé, par la force des choses. Le réseau de transport en commun est saturé depuis des années. C’est une chose de le reconnaître de manière cérébrale, en prenant connaissance des rapports sur la question. C’en est une autre de véritablement comprendre ce que ça implique dans le quotidien des gens.
La première conséquence de cette réalité, c’est bien sûr la nécessité du projet de tramway. Non, on ne peut pas « que » rajouter des autobus. Étant donné l’état actuel du réseau, c’est impossible. Penser le contraire, c’est nécessairement étaler à la face du monde sa déconnexion de la réalité des gens qui doivent jouer du coude dans les Métrobus et les Express chaque semaine.
Une deuxième conséquence importante du statu quo, c’est la stigmatisation des usagers du transport en commun. Dans une ville où prendre l’autobus se traduit si souvent par une expérience profondément désagréable, les familles qui ont les moyens d’avoir une (ou deux, ou trois) voiture évitent d’utiliser les services du RTC. Le cliché, à Québec, veut donc que prendre l’autobus, ce soit pour les pauvres, les étudiants, les nouveaux arrivants, les « artiss » qui n’ont pas de « vraie job ». Dépendre du transport en commun est encore perçu parmi les mieux nantis un peu comme le statut de locataire : on le voit comme un passage souvent obligé, acceptable à 19 ou 20 ans, pendant qu’on aspire à mieux — mais pas plus.
Québec, à cet égard, n’est pas très différente de plusieurs villes américaines où les usagers du transport en commun sont en moyenne moins riches, moins blancs et plus jeunes que leurs concitoyens automobilistes. Pour la petite bourgeoisie des banlieues, il peut être honteux de « s’abaisser » à prendre l’autobus, à s’entasser comme des sardines, debout, au milieu de toute cette mixité sociale. Dans ce genre de contexte culturel, la voiture représente tant un moyen de transport plus efficace qu’un symbole de sa propre ascension de classe.
Lorsque cette stigmatisation des bus est bien installée, il devient difficile, politiquement, d’investir dans le transport collectif. La qualité du service offert aux usagers continue de se dégrader, la petite bourgeoisie continue d’éviter le plus possible d’y avoir recours et le cercle vicieux continue. Cette stigmatisation du transport en commun est certes moins installée chez les plus jeunes, qui ont aussi en moyenne une plus grande conscience environnementale. Mais la population de Québec vieillit ; leur voix n’est donc pas toujours la plus forte.
La bataille des élus de Québec pour la construction d’un tramway, c’est donc, au-delà des détails spécifiques au projet, une bataille contre cette mentalité qui s’incarne, en sous-texte, dans les discours de bien des ministres de la CAQ tant sur la question du transport en commun que sur le projet de troisième lien. Il s’agit de combattre cette vieille idée que le « vrai monde » circule nécessairement en voiture, en rappelant que la personne prise à l’arrêt où une dizaine de bus doivent parfois faire la file, en plein boulevard, à côté des automobilistes, est tout aussi réelle. Il s’agit aussi de rendre tangible une meilleure expérience du transport en commun, pour qu’une partie substantielle de la classe moyenne arrive à se visualiser en usagers du tramway et des bus désormais désengorgées.
Le plus particulier, dans le discours populiste des caquistes de Québec et de certains médias de la capitale, c’est qu’on s’imagine se méfier d’un projet structurant d’expansion du transport en commun en portant les préoccupations du « monde ordinaire ». Alors que ce qui s’exprime au fond, c’est du pur et simple mépris de classe.