Vous avez raison d’avoir peur
Dans l’angle de cette chronique, celui de l’intime et des chuchotements intérieurs en contrebas à l’agitation ambiante, il y a les ondes de choc ressenties par des millions de gens face à ce qui se dresse devant nous comme un inévitable : la crise climatique.
Le dernier budget, par exemple, les trahisons qu’il contient, les aberrations qu’il répète ne laissent que peu de places à nos espoirs d’un réel renversement du paradigme économie contre écologie. La dominance de l’une sur l’autre demeure bien ancrée, poussant « ceux qui ont peur » à aller rejoindre le vaste bataillon de gens qui souffrent de problèmes de santé mentale. Si le terme « écoanxieux » n’a pas encore fait son entrée dans l’ouvrage de référence de la psychiatrie (le DSM-5), il est néanmoins considéré, dans le langage courant, comme un problème de santé qui nous afflige, au lieu d’être vu comme quelque chose qui pourrait s’apparenter à une sagesse, à un savoir, à une nécessaire sensibilité.
Alors que le néant, son expérience et les chorégraphies psychiques nécessaires pour le supporter ont toujours été imbriqués au devenir humain, c’est possiblement la première fois que des générations entières, en simultané, sont en droit de le penser comme un aboutissement collectif réaliste, qui dépasse la question de sa finitude personnelle : le néant en tant que fin d’un monde habitable. De quoi largement justifier le fait d’expérimenter ce que nous avons tôt fait de pathologiser : l’écoanxiété, qui variera selon notre degré de déni, de cynisme, ou de résistance au saisissement imposé par ce que l’ensemble de la communauté scientifique s’entend pour annoncer.
Anne Vadenais, psychologue clinicienne depuis près de vingt ans et grande amie, travaille auprès d’adolescents et d’adultes qui viennent la consulter pour divers symptômes, dont cette anxiété qu’elle accueille d’abord avec une légitimation : « Vous avez raison d’avoir peur ». « Pour moi, les anxieux en général sont de grands sensibles qui n’arrivent pas à métaboliser tout ce qu’ils perçoivent. Dans la logique clinique actuelle dominante, il est beaucoup question de leur enseigner à reprendre le contrôle de leurs symptômes, à les “gérer”, comme si ces symptômes étaient forcément exagérés ou déconnectés de la réalité. Pourtant, les changements climatiques ont commencé. Ils sont documentés. Pourquoi je me mettrais à travailler avec quelqu’un afin qu’il nie ce qui semble plutôt être une lecture juste des possibilités du réel ? Évidemment, nous travaillerons à ce que cette lucidité ne soit pas vécue avec autant de souffrance. »
Le colibri
Anne s’intéresse depuis quelques années à un mouvement qui s’appelle « l’écopsychologie » et qu’elle me définit ainsi : « C’est un mouvement multidisciplinaire qui convoque tout autant des branches militantes, philosophiques, spirituelles, même, mais qui, dans le prisme de la clinique psychologique, invite à une refonte des rapports que nous entretenons avec notre environnement. Nous pouvons convoquer la nature en soutien thérapeutique, comme dans l’approche de la pleine conscience, notamment, mais nous pouvons aussi nous interroger sur notre rapport strictement utilitaire à notre environnement. »
En fait, il s’agira de voir le symptôme non plus comme un seul révélateur d’une dynamique intrapsychique ou interpersonnelle, mais aussi comme une possible indication sur la relation que la personne entretient avec son environnement en général (y compris tout le vivant). Une relation qui se limite toujours à la dimension utilitaire pourrait bien mener à un sentiment de perte de sens. Réhabiliter la sensibilité à son environnement afin de repenser cette relation comme étant une relation dans laquelle nous sommes dans une dialectique nourrissante, mutuelle, est générateur non seulement de sens, mais de soulagement aussi.
« Il y a une forte résistance, dans notre conception humano-centriste moderne, à accepter notre dépendance à la nature. C’est ce qui nous effraie avec les changements climatiques en premier lieu : accepter notre soumission à l’environnement. La pandémie nous a saisis de cette manière. Or, plus nous prenons conscience de notre relation d’interdépendance avec l’environnement, plus nous laissons aller notre lubie éternelle de domination des éléments. » L’anxieux accepte alors de ne plus tout contrôler, et peut se mettre à penser de réels changements, à sa portée, qui lui font vivre un sentiment de cohérence plus élevé.
Se changer soi pour changer le monde deviendrait donc une heureuse façon de transformer nos paralysies justifiables en actions porteuses de sens et enracinées dans notre éthique personnelle. Elle termine avec cette image, qu’elle emprunte à l’essayiste et écologiste Pierre Rabhi, celle du colibri qui, pour éteindre le feu de forêt, transporte sans relâche de l’eau dans son bec. « S’il n’y a que peu de chances qu’il y arrive, à lui seul, évidemment, comment pourrions-nous éthiquement lui recommander de renoncer ? »
Appel aux récits
Ce mois-ci, racontez-moi comment vous vivez l’urgence climatique, comment vous pensez l’avenir, quels sont vos angoisses, vos espoirs, vos soulèvements.
nplaat@ledevoir.com