Le Canada n’est pas à l’écoute

On imagine difficilement un tableau plus cynique : un ancien militant écologiste devenu ministre de l’Environnement et du Changement climatique, tout juste après la publication d’un rapport du GIEC réitérant l’urgence absolue d’agir dès maintenant pour réduire les émissions mondiales de GES, annonce l’autorisation d’un nouveau projet de forage pétrolier dans l’océan, censé débuter en 2028.

On dirait une mauvaise blague, et pourtant, nous y voilà. La veille de la présentation du budget fédéral par la vice-première ministre et ministre des Finances, Chrystia Freeland, le ministre Steven Guilbeault annonçait que le projet de Bay du Nord, qui prévoit le forage de 300 millions à un milliard de barils de pétrole au large de Terre-Neuve, pourrait aller de l’avant — au terme d’un processus d’évaluation environnementale vertement critiqué par les groupes environnementaux.

Cette décision entre en contradiction claire avec les avertissements lancés cette semaine par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), qui rappelle que toute nouvelle initiative d’exploitation pétrolière sabote l’espoir de limiter le réchauffement planétaire à 1,5 degré par rapport à l’ère préindustrielle. Il s’agit d’une position appuyée aussi par l’Agence internationale de l’énergie et le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, qui, dans la foulée du rapport du GIEC, déclarait sur Twitter que « [l]es vrais radicaux dangereux sont les pays qui continuent d’accroître leur production d’énergies fossiles ».

Peu importe, donc, que Bay du Nord ait été accepté sous réserve des conditions environnementales « les plus strictes jamais imposées ». Peu importe que le projet respecte le plan de réduction de GES dévoilé par le gouvernement à la fin de mars (lequel est en soi insuffisant, notamment parce qu’il fixe une cible de réduction moindre aux secteurs des hydrocarbures et du transport). Il s’agit, en soi, d’une aberration.

« Je ne suis pas venu en politique pour annoncer des projets pétroliers », a concédé Steven Guilbeault en entrevue sur les ondes de Radio-Canada, à quelques heures de la présentation du budget Freeland. Il n’est pas allé en politique pour ça, mais, malgré tout, il est prêt à le défendre, ce projet. Ce pétrole est plus propre que celui des sables bitumineux, nous dit-il sans rire, ajoutant que nous aurons encore besoin de pétrole d’ici 2050, alors autant continuer à en produire. Le ministre Guilbeault n’est pas allé en politique pour ça, pourtant, cette décision nous dit tout ce que nous avons besoin de savoir : les pronostics sont des plus sombres et le gouvernement du Canada n’est pas prêt à prendre ses responsabilités.

C’est aussi ce que démontre le budget Freeland présenté jeudi. Le gouvernement inscrit d’entrée de jeu cet exercice budgétaire dans une conjoncture sans précédent : instabilité géopolitique, crise sanitaire, crise climatique, inflation dont on ne voit pas le bout. On propose ainsi d’investir dans la transition verte pour continuer de propulser la croissance économique, posée comme l’objet principal de ce budget — tout en insistant sur la nécessité de continuer à réduire le déficit.

Il y a quelque chose de paradoxal dans la place étroite que l’on réserve à la transition climatique. Bien sûr, un budget ne peut être focalisé sur un seul enjeu. Reste qu’un consensus émerge quant au fait que la question environnementale est désormais celle qui structure toutes les autres. Si l’on s’inquiète des impacts économiques de la crise sanitaire, des conflits, des pénuries, de la destruction des écosystèmes et de la perturbation des chaînes d’approvisionnement, l’instabilité actuelle n’est qu’un avant-goût des décennies à venir. Sans placer la question climatique au cœur de nos politiques publiques et budgétaires, nous ne ferons que la reproduire et aggraver sans cesse cette instabilité.

Malgré tout, au lendemain de l’approbation du projet Bay du Nord, et quelques jours après la présentation d’un plan de réduction des GES complaisant à l’égard des secteurs les plus polluants, on nous propose de miser d’abord sur les investissements du secteur privé pour réduire les émissions de carbone et propulser les « technologies propres », notamment à l’aide d’un fonds de croissance de 15 milliards de dollars ainsi que des crédits d’impôt pour les technologies de captage, d’utilisation et de stockage du carbone.

On compte une série de mesures présentées sous la bannière de la résilience environnementale, qui esquissent une même orientation générale : accompagner les entreprises dans leurs choix d’exploitation et accompagner les individus dans leurs choix de consommation. Cette stratégie ne demande aucun courage politique et elle échoue dramatiquement à tenir compte de la nécessité de transformer en profondeur notre économie et nos modes de vie.

Ce budget, c’est le moins qu’on puisse dire, n’est pas celui de la transition écologique. Il n’est pas non plus celui de la justice climatique. La question du logement, par exemple, est laissée pour l’essentiel aux projets portés par les investisseurs immobiliers et priorise l’accès à la propriété plutôt que l’accès à des logements réellement abordables. On sait pourtant que la crise climatique est appelée à aggraver la crise du logement, et que ce sont les citoyens les plus vulnérables qui en font déjà et qui en feront toujours plus les frais.

Si les aléas du ministre Guilbeault nous en donnaient un avant-goût, avec ce budget il est maintenant clair qu’aux institutions internationales qui somment les États d’agir en matière environnementale avant qu’il ne soit trop tard, le gouvernement du Canada offre une réponse claire : il n’est pas à l’écoute.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.



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