Cohérence recherchée

Qu’est-ce que c’est, au fond, la discrimination positive ? Il s’agit de favoriser, dans certains cadres, un ou des groupes de personnes qui subissent de la discrimination ou des désavantages systémiques afin de rétablir une égalité des chances.

Parfois, ça peut se faire sous forme d’encouragements, d’incitatifs à offrir des postes à certaines personnes issues de groupes qui risqueraient d’être autrement sous-représentés. Parfois, on va plus loin et on exige un seuil minimum de représentation.

La Loi sur la Cour suprême du Canada, par exemple, stipule que trois des neuf juges en poste doivent venir du Québec. Cette loi a été écrite par des gens qui ne croyaient pas que tous les gouvernements fédéraux, peu importe leur inclination idéologique et la provenance de leurs députés, s’assureraient d’une représentation des experts en droit civil québécois à la Cour suprême, simplement par bonne volonté et par reconnaissance de leurs compétences. Par crainte de biais systémiques qui nuiraient aux candidatures québécoises, notamment, on leur a réservé des postes.

La Loi sur la radiodiffusion, qui donne entre autres son mandat au CRTC et à CBC/Radio-Canada, a aussi abondamment recours à des mesures de discrimination positive. Partout au Canada, on craint — depuis l’invention des médias de masse, essentiellement — que le contenu américain noie les ondes et empêche notre industrie radiophonique et télévisuelle de se développer. Face à Goliath, on a armé David de quotas. Nos médias généralistes ont l’obligation de produire ou de diffuser de 40 % à 60 % de contenu canadien pour conserver leur permis du CRTC.

Pour protéger la culture francophone, on va encore plus loin. La loi exige que les stations de radio de langue française consacrent au moins 65 % de leur programmation hebdomadaire de musique populaire à de la musique en français. Ces quotas donnent nécessairement un bon coup de pouce à la visibilité des artistes francophones, et ont joué un rôle important dans le développement de l’industrie culturelle québécoise. Malgré ces mesures, on ne remet pas en question la « compétence » des musiciens dont les œuvres passent constamment à la radio. On comprend que, pour répondre aux avantages injustes (notamment financiers) qui propulsent la carrière des artistes anglo-américains, la discrimination positive a un rôle à jouer.

La loi 101, elle aussi, carbure largement à la discrimination positive. Dans un contexte de discrimination systémique importante contre les francophones dans un ensemble de secteurs d’emploi, le gouvernement du Québec a adopté des mesures musclées. Depuis, une grande partie des emplois offerts au Québec sont réservés aux candidats qui maîtrisent le français. Il est indéniable que la loi a joué un rôle majeur dans l’amélioration des perspectives économiques des Franco-Québécois ces dernières décennies.

Au fédéral, la Loi sur les langues officielles permet aussi d’exiger le bilinguisme dans plusieurs postes de la fonction publique. Et puisque les francophones sont plus nombreux que les anglophones à être bilingues, la mesure peut largement être assimilée à une forme de discrimination positive. Cette législation arrive-t-elle à complètement corriger le déséquilibre des forces entre le français et l’anglais à Ottawa ? Non, pas du tout. Le collègue Boris Proulx fait notamment un travail important pour mettre en lumière le désavantage systémique qui subsiste malgré la loi. Il a d’ailleurs montré que le problème semble particulièrement criant à Affaires mondiales, où les francophones demeurent pratiquement absents de la haute direction.

Cette situation illustre bien que la discrimination positive en emploi peut être contournée assez facilement par des élites déterminées à se reproduire entre elles, surtout si on fonctionne par encouragements et incitatifs à l’embauche plutôt que par exigence réglementaire. Elle montre aussi qu’elle ne mène certainement pas à un « régime de domination inversé » du groupe historiquement discriminé. Au mieux, la discrimination positive limite une partie des « dommages » à l’égalité des chances causés par les inégalités structurelles.

Les commentateurs qui montent aux barricades contre la discrimination positive depuis quelques jours ont certes bâti leur carrière en faisant face à beaucoup moins d’obstacles que bien des femmes et que bien des personnes racisées, autochtones ou handicapées qui ont pourtant autant de talent et de compétences qu’eux, sinon plus. Ils ont aussi tiré profit (directement ou indirectement) de cette infrastructure légale complexe de discrimination positive échafaudée au siècle dernier pour corriger une partie des inégalités systémiques entre francophones et anglophones. Sans les exigences du CRTC, sans la loi 101, sans bien d’autres réglementations encore, la vie culturelle, médiatique, politique et économique du Québec et du Canada serait méconnaissable.

Cette réalité indéniable, on la passe sous silence : c’est bien plus commode. Des chroniqueurs réclament donc que les unilingues anglophones soient exclus d’emblée de certains postes (comme celui de p.-d.g. d’Air Canada), d’une part, puis disent toute leur horreur du principe même d’exclure les plus privilégiés de certains concours (en parlant d’une chaire de recherche à l’Université Laval), d’autre part. Leur crédibilité repose sur l’espoir qu’on ne se rende pas compte de ce manque flagrant de cohérence.

La seule issue possible d’un débat aussi mal posé, c’est l’hypocrisie et le deux poids, deux mesures. On peut tout à fait discuter de la pertinence des mesures de discrimination positive les plus contraignantes selon le contexte. Mais il est difficile de le faire avec des gens qui, après avoir utilisé une échelle pour que leur propre groupe social accède aux sommets, cherchent à en interdire la construction de nouvelles pour ceux qui sont encore en bas.

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