Jouer avec le secret comme avec le feu
Un procès dont on a supprimé toutes les traces. Si l’affaire n’avait pas été examinée par la Cour d’appel, qui a rendu une décision publicisée par le journaliste Vincent Larouche, de La Presse, il est probable que le public n’en aurait jamais eu vent. Les parties s’étaient entendues avec le juge pour décider en secret que le procès se déroulerait dans un « huis clos complet et total ». Aucun numéro formel de dossier ne figure sur le jugement étoffé du juge du procès, les témoins ont été interrogés hors de la cour, les parties ont demandé au juge de trancher sur la base des transcriptions, dans le cadre d’une audition secrète, et le jugement a été gardé secret. En somme, explique la Cour d’appel, « aucune trace de ce procès n’existe, sauf dans la mémoire des individus impliqués ».
La Cour d’appel a dû rappeler ce que l’on pensait évident. Les trois juges écrivent que « […] si des procès doivent protéger certains renseignements qui y sont divulgués, une procédure aussi secrète […] est absolument contraire à un droit criminel moderne et respectueux des droits constitutionnels non seulement des accusés, mais également des médias, de même qu’incompatible avec les valeurs d’une démocratie libérale ».
Même s’il devait s’avérer isolé, cet événement pourra servir de combustible à ceux qui mettent en doute la crédibilité du processus judiciaire. Cela n’a pas échappé au juge en chef de la Cour supérieure, qui a fait part de sa stupéfaction devant un événement si inusité. Car il est pourtant bien établi que le pouvoir d’imposer des limites à la publicité des débats judiciaires afin de servir d’autres intérêts publics est reconnu, mais il doit être exercé avec modération et en veillant toujours à maintenir la forte présomption selon laquelle la justice doit être rendue au vu et au su du public.
Des dirigeants de médias ont exigé que la lumière soit faite sur ce procès fantôme. Avec raison, ils demandent si d’autres procès que celui évoqué dans la décision de la Cour d’appel ont eu lieu en secret. La question est légitime. Dans cette troublante affaire, on a occulté jusqu’aux traces du déroulement du procès. Est-ce qu’il y en a eu d’autres ? Il y a combien de ces situations où les parties ont pu convaincre un juge d’ignorer à ce point les directives de la Cour suprême et de tenir un procès dans des conditions qui nous ramènent au pénible souvenir de l’époque stalinienne ?
On ne compte plus les décisions des cours d’appel qui viennent rappeler que la décision de soustraire des informations à l’œil du public doit être justifiée et circonscrite aux seuls besoins démontrés de protéger la vie humaine ou des valeurs importantes.
Étant donné ces signaux clairs des plus hautes juridictions, c’est à la persistance de réflexes cachottiers systémiques qu’il faut imputer la tenue d’un tel procès fantôme.
Biais systémique
Le déroulement des procès est affecté d’un biais systémique qui tend à favoriser le secret. Par défaut, le ministère public et la défense sont seuls devant le juge. Les médias et les tiers ne sont pas directement parties au procès. Voilà qui peut stimuler la tentation de convenir des « arrangements » afin que les choses se déroulent le plus discrètement possible. Dans un procès, s’il se trouve que le ministère public et la défense estiment qu’ils ont plus à gagner à camoufler qu’à agir en toute transparence, ils sont en position de convaincre le juge d’opter pour le secret.
Les médias, pratiquement le seul rempart pour garantir le caractère public de la justice, sont structurellement exclus de ces délibérations au cours desquelles les parties s’entendent pour tout cacher. Le seul garde-fou est la vigilance du juge, qui peut parfois faire défaut. Il y a là un vice systémique que les tribunaux d’appel ont à ce jour tenté de corriger en lançant des messages fermes au sujet de l’impératif de transparence de la justice. Mais cela paraît insuffisant pour inverser le réflexe de plusieurs acteurs du système judiciaire.
Personne ne conteste la nécessité de protéger les personnes vulnérables ou celles qui risquent leur vie en acceptant d’aider les forces de police. De même, on convient sans peine qu’il ne faut pas sombrer dans la naïveté lorsque les forces policières ont à se débattre avec des criminels qui n’ont que faire du respect de la vie humaine.
Mais occulter un processus judiciaire en effaçant toute trace d’un procès, c’est mettre en péril la crédibilité même des tribunaux.
Les tribunaux ont la tâche de départager la portée et les limites des droits fondamentaux. Ils sont les ultimes remparts des règles qui fondent notre société démocratique. Ce qui distingue une société démocratique d’un régime autocratique est justement l’existence de juges indépendants capables de décider en toute transparence de la portée et des limites des droits et des lois. Cela suppose qu’il est possible pour le public d’observer le déroulement des procès. C’est à cette condition qu’on peut démontrer la légitimité des processus judiciaires. Sinon, il est à craindre que certains soient enclins à douter de l’intégrité du processus par lequel des juges évaluent et soupèsent des valeurs qui constituent le soubassement des droits et libertés.
Tolérer des procédés qui suppriment la possibilité d’un examen public des processus judiciaires, c’est jouer avec le feu. Le feu qui embrase le tissu social lorsque la confianceenvers les tribunaux est compromise. La démocratie risque d’en sortir calcinée.