Ukraine et Taiwan

Si les manchettes ont mis ce week-end en relief les meurtres de civils désarmés et les crimes de guerre probables de l’armée russe, un autre aspect de cette actualité est également important.

Toute cette horreur devient visible à cause du retrait — dirons-nous : de la déroute ? — des forces russes, qui s’avèrent incapables de tenir quelques kilomètres carrés en Ukraine, sauf au prix d’atrocités.

D’ores et déjà, cette guerre de conquête a échoué. Kiev ne tombera pas ; il n’y aura pas d’annexion du petit pays par le gros. Contrainte, l’armée russe se retire du nord. On peut imaginer que l’Ukraine pourra récupérer la totalité du territoire perdu sur cette bande de 10 à 120 kilomètres d’épaisseur, à partir des frontières russes et biélorusses.

Situation plus complexe au sud et au sud-est du pays, où une telle issue rapide paraît moins jouable, et où va se recentrer l’effort russe au sol. Mais attention ! Les Ukrainiens ont déjà déjoué les calculs et les prédictions du monde entier ; ils pourraient là aussi surprendre.

S’il est un endroit où l’on suit de près l’empêtrement de la « grande » armée de Moscou en Ukraine, c’est à Pékin. Car la Chine a son Ukraine : l’île de Taiwan, épine au pied de l’Empire, envers laquelle les velléités d’invasion ne sont même pas cachées.

À Moscou comme à Pékin, intolérable est l’existence de cet « autre » qu’on décrète être « soi », à qui on dénie le droit d’exister de manière indépendante. « L’Ukraine, c’est la Russie » ; « Taiwan, c’est la Chine »… peu importe l’opinion des « locaux » qui pensent le contraire.

Outre la logique territoriale, logique d’empire — un empire amputé, bien sûr, par la scélératesse occidentale —, l’idéologie et le système politique ajoutent, dans les deux cas, un clivage puissant.

Dans les deux situations, des cleptocraties autoritaires sous l’égide d’un « homme fort » auto-investi d’une mission historique (Xi et Poutine) voient d’un mauvais œil l’émergence ou la persistance d’un corps étranger : la démocratie à l’occidentale présente à leurs portes, dans leur géographie, véritable virus dans le système.

La preuve est faite que la « matrice historique » slavo-ukraino-russe ne mène pas fatalement à un État autoritaire, paternaliste et despotique. Idem pour Taiwan, issu de l’espace historique et culturel chinois, mais où l’évolution politique a pris un tout autre chemin que celui de Pékin.

À Taiwan depuis la « Révolution tranquille » (Anjing Geming) de 1986, en Ukraine depuis l’indépendance de 1991, on s’essaie à la démocratie. Avec un succès réel bien que, dans le cas ukrainien, zigzagant. La présence d’inégalités, d’oligarques et de corruption n’invalide pas cette tendance de fond.

Élections libres et incertaines, alternance au pouvoir, liberté d’expression, vifs débats de société, revendications publiques des minorités : choses omniprésentes et banales à Kiev ou Taipei… mais inconnues et intolérables à Pékin ou Moscou.

Début 2022, on entendait l’hypothèse qu’une intervention militaire russe en Ukraine donnerait une occasion en or à Pékin pour faire de même à Taiwan.

L’attention et les moyens des Occidentaux seraient alors divisés, les Américains retenus par une crise en Europe. Une « petite vite » en Ukraine aurait servi à en faire passer une autre, à Taiwan… devant un Occident médusé, cloué sur place.

Aujourd’hui, il n’y a pas de « petite vite » de l’armée russe. Son enlisement devant la résistance ukrainienne et la forte réaction occidentale seraient plutôt de nature à faire réfléchir les dirigeants chinois.

Bien entendu, les situations sont différentes. Taiwan est une petite île de 100 kilomètres sur 300, alors que le territoire ukrainien a de la profondeur et un lien terrestre avec l’Europe. Jusqu’où iraient les États-Unis dans la défense de Taiwan ? Les renforts se rendraient-ils ?

Sur papier, l’armée taiwanaise est plus nombreuse et mieux équipée que l’armée ukrainienne. Sa détermination et celle de la société à résister à une dictature impériale pourraient être comparables.

Une prédiction : Pékin va y penser par deux fois avant d’envahir.

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