Je suis le printemps
Il a débarqué dans ma vie en même temps que ces paroles, cueillies au bout d’une semaine à survivre à l’angoisse : « aucune trace de réactivité » ; le printemps, le vrai grand printemps qui fait suite à ce qui aura été le plus long hiver de ma vie.
Le fameux TEP scan a bien révélé quelques données qu’il faudra surveiller, mais « rien pour téléphoner à sa mère ». Je l’ai quand même appelée, ma mère, elle qui retenait son souffle avec moi depuis plus de deux ans.
« Maman, c’est fini. »
Ma mère pourra enfin laisser tous « ses morts » tranquilles, cesser de les invoquer en prières, dans ses nuits d’angoisse, de les engueuler, de sceller avec eux toutes sortes de pactes secrets, en échange d’une quelconque protection sur un grand corps sorti du sien il y a plus de 40 ans. Elle pourra permettre à toute sa lignée de reposer en paix sous la terre bretonne, remercier sa grande amie Josée, décédée du cancer du sein, éteindre les bougies, ranger ses breloques et autres talismans.
« Tes prières ont été exaucées.
Je suis guérie. »
On reste mère à jamais, et la souffrance vécue par notre enfant constitue possiblement l’une des plus grandes douleurs morales que l’on puisse traverser. On ne se remet jamais vraiment d’avoir porté un être humain en soi, de l’avoir bercé, langé, nourri, calmé. La parentalité nous jette automatiquement dans cette délicate posture tout en tension, où un corps qui évolue totalement hors de notre contrôle devient pourtant celui qu’il nous faudra protéger, plus que tout, bien plus que notre propre corps, au-delà des distances et des réalités physiques.
J’y ai pensé chaque fois qu’en appelant à l’étage d’hémato-oncologie, j’avais le bonheur d’appuyer sur le « 1 » pour joindre l’oncologie adulte, au lieu de faire le « 2 » qui menait à l’oncologie pédiatrique. J’y ai pensé chaque fois que j’ai envisagé ma mort non pas du point de vue de ma disparition, mais bien de celui de la béance que ça créerait dans la vie de mes enfants.
En même temps que le printemps, ma mère-Déméter célèbre donc aujourd’hui le retour de sa Perséphone, enfin sortie de l’enfer, grandie, plus jamais naïve comme la petite Coré d’avant les grandes douleurs. Avec la famille, nous sortirons le champagne, nous danserons et nous célébrerons cette chose toute simple, si forte, si fragile : nous sommes vivants.
Ce savoir nous sera suffisant pour nous sentir emplis d’une joie qui jaillira du lieu précis où il n’y avait, la veille qu’angoisse et terreur.
Comme le dit si bien mon amie Sarah Bertrand-Savard dans ses Forces vitales, « il faut parfois mourir pour savoir ».
La joie n’est pas à la mode, pas plus que l’optimisme, question de lucidité, bien sûr. Mais aujourd’hui, permettez-moi l’inconvenance d’une joie absolument incontrôlable, jaillissante comme ce soleil qui plombe enfin sur la terre encore froide de mon jardin.
Seulement pour aujourd’hui, malgré les poisons d’avril, la guerre qui continue à cracher son horreur sur nos impuissances, les listes d’attente infinies en santé mentale, la sixième vague qui gâche la fête, je suis le printemps.
Demain, je commencerai le mois d’avril avec vous, un mois consacré à cette urgence climatique, à nos écoanxiétés qui s’apparentent davantage à des symptômes de lucidité qu’à de réelles dysfonctions psychologiques, à l’écopsychologie, aux soulèvements nécessaires pour que de réels changements surviennent face à cet avenir plus que sombre.
Je réfléchirai avec vous sur la souffrance psychologique associée à la crise climatique et je recueillerai vos récits afin de continuer à nourrir le dialogue qui nous sert de contre-posture au désespoir ambiant.
Aujourd’hui, toutefois, je vais éteindre les nouvelles et, comme dans une vieille chanson de Stephan Eicher, je vais sortir les chaises sur le balcon, déjeuner en paix et faire mine de ne pas remarquer l’avenir. Je me loverai sur les miens, dans un déni moelleux qui me fera croire qu’ils réussiront là où nous avons encore échoué, eux, nos enfants.
Aujourd’hui seulement, parce que demain, déjà, il faudra nous remettre à penser à l’urgence, à faire plus que penser, à bouger, même, voire à changer réellement.
De mon lieu de joie, j’arrive presque à y croire.