Derrière la gifle
L’alopécie peut être une maladie auto-immune. C’est ce dont Jada Pinkett Smith souffre. Son système immunitaire s’attaque à ses follicules pileux, ce qui peut causer une perte de cheveux, notamment. Mais l’alopécie peut être aussi causée par des dommages chimiques ou physiques aux cheveux. Les femmes noires, par exemple, sont particulièrement nombreuses à vivre avec ce qu’on appelle l’alopécie de traction. Parce que nous baignons dans une culture qui a longtemps décrit nos cheveux naturels comme repoussants, ou non « professionnels », nous sommes plusieurs à avoir expérimenté avec des défrisants toxiques, ou encore des méthodes de tissage qui endommagent le cuir chevelu.
Pour cacher les dommages — et pour éviter les moqueries qui accompagnent encore souvent une coupe courte, naturelle, qui peut aider à stabiliser la situation —, de nombreuses femmes optent pour des coiffures qui aggravent encore l’alopécie. Le cercle vicieux, coûteux tant sur le plan de la santé que sur le plan monétaire, est alimenté par des standards de beauté qui restent, disons-le, franchement racistes.
La perte des cheveux est donc une question particulièrement sensible pour les femmes noires. Elle touche à l’intimité, aux idéaux de féminité, au portefeuille, à la santé publique. Pour en apprendre plus sur le sujet, on pourrait regarder le documentaire classique Good Hair (2009), produit et narré par nul autre que… Chris Rock. L’humoriste connaît la question de fond en comble (et n’a donc pas d’excuses).
Utiliser sa carrière d’humoriste pour dénigrer un handicap, une maladie, ou ses symptômes, c’est toujours de mauvais goût. Mais pour comprendre pourquoi la mauvaise blague de Chris Rock sur le crâne rasé de Jada Pinkett Smith a piqué au vif autant de femmes noires sur les médias sociaux lors de la soirée des Oscar, il faut être familier avec ce contexte culturel. Aux yeux de plusieurs, Chris Rock a franchi les bornes, dimanche soir.
Le geste en vidéo
Quand on ne connaît pas ce contexte, on ne détecte qu’un seul scandale : celui de la gifle de Will Smith, mari de Jada Pinkett Smith, à Chris Rock. Certes, la voie de fait était tout à fait inacceptable. On nageait quelque part entre l’imaginaire chevaleresque médiéval et le machisme ordinaire.
Paraphrasons : Tu insultes « ma » femme, je réagis instinctivement, sans même consulter « ma » femme sur la manière dont elle veut que j’intervienne. J’ai le choix (et le privilège) des mots, mais j’opte pour la violence physique, plus virile. Je hurle qu’il ne faut plus jamais que tu t’en prennes à « ma » femme. Car ma réaction est moins à propos de « ma » femme que de ma masculinité. Je suis un homme, un vrai, un Protecteur, un Patriarche. Tu ne dois apprendre à respecter ma femme, moins en tant que personne que parce que c’est ma femme à moi. Ce qui compte, au fond, c’est moins que tu la respectes, elle, que tu me craignes, moi.
Le script est culturellement très ancré, et beaucoup de monde — y compris plusieurs femmes — valorise encore ce côté dit « galant », ou territorial, du patriarcat. Applaudir l’Homme protecteur et sa défense de « sa femme » ne peut bien sûr, en bout de piste, aboutir à une sécurité et une dignité pour toutes les femmes. Ceci étant, là encore, il faut creuser à nouveau le contexte pour comprendre pourquoi tant de personnes, depuis hier soir, refusent de condamner Will Smith.
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L’une des citations les plus célèbres de Malcolm X date de 1962 : « la femme noire est la moins respectée, la moins protégée et la plus négligée en Amérique ». Soixante ans plus tard, un ensemble d’indicateurs socio-économiques montrent que la réalité a trop peu changé. Et dans la culture nord-américaine, le cliché de la « demoiselle en détresse » ne s’est jamais appliqué aux femmes noires, qu’on continue d’imaginer fortes, si fortes même, que leur faire du mal serait sans conséquence.
Encore la semaine dernière, plusieurs regardaient avec effroi les sénateurs républicains interroger Ketanji Brown Jackson, première femme noire à être nommée à la Cour suprême américaine. On lui a posé toute sorte de questions dégradantes, sans lien avec ses compétences (irréprochables), pour essayer de la dépeindre comme une extrémiste qui verserait dans le « racisme anti-blanc » (sic). Devant le barrage d’insultes, elle devait rester calme, posée, souriante. On a salué sa grâce. Derrière l’admiration, il y a ce message, au fond : même bardée de diplômes, au sommet de sa carrière, une femme comme elle ne peut qu’encaisser les attaques en silence sans broncher, sans dévoiler son humanité.
Ce n’est pas un hasard, donc, que quelques jours après ce triste spectacle politique, des célébrités excusent le geste de Will Smith en soulignant qu’il a au moins le « mérite » d’avoir interrompu la pluie d’attaques perpétuelles envers les femmes noires, même riches et puissantes. En bref, certaines préfèrent être mal défendues plutôt que ne pas être défendues du tout. Le faux dilemme montre à quel point les attentes demeurent basses, donnant toute son actualité aux mots de Malcolm X.
Will Smith, il faut aussi le souligner en terminant, ne semble pas au sommet de sa forme (mentale). Il s’est déjà ouvert à plusieurs reprises dans les dernières années, sur une expérience particulièrement difficile de sa jeunesse. Il en veut encore à l’enfant qu’il était, qui n’a pas pu défendre sa mère aux prises avec son père violent. L’information ne justifie rien, mais elle donne une piste d’explication non seulement au geste (de surcompensation), mais aussi au discours fleuve qui a suivi, alors qu’il remportait l’Oscar du meilleur acteur.
La société américaine n’a pas encore trouvé comment réagir de manière éthique à Kanye West, cet autre homme noir ultra-riche et méga célèbre qui a des comportements déplacés, voire dangereux, d’une part, tout en se montrant émotionnellement très vulnérable d’autre part. On cherche encore à tâtons le dosage de fermeté, de compassion et de respect pour toutes les parties impliquées nécessaire à la guérison. On cherche pour Kanye, pour Will Smith, et aussi sûrement, pour bien des hommes beaucoup moins connus, des hommes de notre quotidien, qui, à certains égards, leur ressemblent un peu.