Un curriculum pour la paix
Le tragique moment que nous traversons est particulièrement propice pour aborder en classe le beau sujet du pacifisme.
Voici quelques pistes pour ce faire, en espérant qu’elles vous seront utiles. J’y vais à grands traits, en suggérant des traitements par discipline, même si ce que je propose peut parfois être abordé un peu partout dans le curriculum. Je vous laisse le soin de décider si ce qui est suggéré convient à vos élèves ou étudiants, et combien de temps lui consacrer.
Psychologie. Les récents travaux de Paul Bloom sur la moralité chez les bébés (Just Babies: The Origins of Good and Evil) sont fascinants. Ils suggèrent que très jeunes (avant un an…), les bébés manifestent déjà un sens de la moralité, qui serait inné.
Voici, par exemple, une poupée tentant de gravir une colline. Une poupée tente de lui nuire ; une autre l’aide. Si l’on demande ensuite aux bébés d’en choisir une, presque unanimement, ils prennent l’aidante.
Aux sources du pacifisme ?
Philosophie. Une importante distinction philosophique concerne un pacifisme absolu et un pacifisme contingent, lequel se rapproche de la théorie de la guerre juste, qui l’est — selon elle — à certaines conditions expresses (par exemple : juste cause, visant la paix, de dernier recours, faisant plus de bien que de mal, etc.).
Expliquer cette idée de guerre juste fera jaser.
Prendre ensuite l’exemple de Bertrand Russell, pacifiste emprisonné durant la Première Guerre mondiale, mais qui jugera qu’il faut combattre Hitler lors de la Seconde.
Religion. On évoquera sans doute le Sermon sur la montagne et le bouddhisme. Mais connaissez-vous les jaïns ? Ces pratiquants du jaïnisme, une religion singulière et peu connue, sont des adeptes d’une forme extrême de non-violence appelée ahimsa. Végétariens ou véganes, ils ne possèdent individuellement à peu près rien, sinon un balai pour… éviter d’écraser des insectes en marchant.
Physique et histoire. Le 2 août 1939 se place un des plus douloureux événements de la vie du pacifiste Albert Einstein. Encouragé par des collègues physiciens, il signe en effet ce jour-là une lettre informant le président F. D. Roosevelt (1882-1945) que l’Allemagne nazie pourrait bien mettre au point une bombe atomique. Cette lettre contribua à lancer le projet Manhattan, dirigé par Robert Oppenheimer (1904-1967), qui devait aboutir à la fabrication de la première bombe atomique. Einstein ne prit aucune part aux travaux de ce projet, dont il fut tenu à l’écart et dans une ignorance à peu près entière.
En mars 1945, il écrivit une nouvelle lettre à Roosevelt, cette fois pour lui demander de ne pas utiliser l’arme atomique. Le 6 août de la même année, une première bombe tombait sur Hiroshima ; une deuxième devait suivre peu après, cette fois sur Nagasaki. Einstein condamne aussitôt ces largages, à ses yeux inutiles et barbares.
Des leçons à tirer ?
Biologie. Quel meilleur moment pour revenir sur cette idée d’altruisme — de parentèle, mais aussi réciproque (je vous laisse expliquer…) — qui suggère que par nature, nous sommes portés à nous entraider ?
Cela vaut dans ces petits groupes dans lesquels l’humanité a longtemps vécu. Mais la taille de nos sociétés explique-t-elle ce qui serait un recul de cet altruisme réciproque ?
Belles discussions en vue.
Politique et sociologie. Max Weber a suggéré une distinction entre une éthique des fins et une éthique de la responsabilité. La première peut inspirer un pacifisme individuel dont les éventuels coûts seront essentiellement personnels (prisons, condamnations morales, exil…). La deuxième commande une décision d’action collective possible dans des circonstances précises et avec des conséquences pour beaucoup.
Peut-on concilier les deux ? Comment ? Y a-t-il des dangers à en rester à la première éthique ?
Moyens d’action. Le pacifiste peut préconiser de nombreux moyens, ou avoir recours à ceux-ci : protester, discuter, négocier, refuser de coopérer, faire la grève, boycotter, exercer des sanctions économiques, signer des pétitions, faire des sit-in, pratiquer la désobéissance civile, et même montrer une feuille au téléjournal !
Il peut aussi jeûner. Conter à ce sujet la belle histoire du pacifiste et anarchiste Louis Lecoin (1888-1971), jeûnant à 74 ans pour obtenir la reconnaissance du statut d’objecteur de conscience. Avec le temps, ce sera fait.
On pourra aussi faire lire le manifeste Einstein-Russell (1955) en contant la touchante histoire de sa signature par Einstein, dont ce sera l’un des derniers gestes. Ce texte se termine par ces mots : « L’appel que nous lançons est celui d’êtres humains à d’autres êtres humains : rappelez-vous que vous êtes de la race des hommes et oubliez le reste. Si vous y parvenez, un nouveau paradis vous est ouvert ; sinon, vous risquez l’anéantissement universel. »
Une dernière lecture. En 1932, un organe de la Société des Nations, l’Institut international de coopération intellectuelle, a suggéré à Albert Einstein un échange épistolaire sur la guerre avec la personne de son choix. Einstein avait accepté la proposition et désigné Sigmund Freud comme correspondant.
Le livre qui en est tiré s’appelle Pourquoi la guerre ? (Rivages). Freud y écrit — et c’en est selon moi un des passages clés — que « tout ce qui travaille au développement de la culture travaille aussi contre la guerre ».
Transmettre cette culture est justement un des grands rôles de l’éducation.