Les Mère Teresa

La semaine dernière, je me suis offert une pause soleil, un peu de sève en intraveineuse. Trois heures dans un monde parallèle, à la prématernelle La Soleillerie ; à attaquer des (gentils) requins dans le bac à eau ; à lire Bonjour Docteur à Théo (et à la fin, le loup déguisé en docteur, devinez qui il va manger ?) ; à coller du poil synthétique sur des lapins qui ne seront jamais transformés en civet ; à m’ébaubir devant des forêts mauves et des arbres roses ; à construire des maisons en blocs de bois qui se transforment en REM… Aucun favoritisme, aucun pot-de-vin, pas de soumission, juste de la collaboration et de la créativité sur budget illimité en imaginaire.
Et ni les Dauphins ni les Papillons n’ont chialé ni insulté personne. Des enfants calmes, rassurés. Il faut dire qu’ils sont déjà grands, 3 à 5 ans. Nous n’avons pas joué à la guerre, aucun blessé, quelques pourparlers civilisés. Nous ne nous sommes pas crié de noms comme « Mère Teresa », l’insulte suprême. Cette invective de notre PM François Legault à l’endroit de la députée de Québec solidaire Christine Labrie, alors qu’elle défendait le dossier des places en garderie la semaine dernière, va lui coûter des votes à 500 $.
Mais c’est une occasion de constater que certains braves Castors de l’Assemblée nationale auraient sûrement besoin d’accompagnement dans leur développement cognitif et langagier.
Je suggère une approche par les arts, comme à La Soleillerie, un organisme à but non lucratif et non subventionné (on est loin du 8,70 $ par jour), fondé en 1968 à Saint-Lambert. « Outre le plaisir de l’expression joyeuse et spontanée, les activités en arts offrent aussi à l’enfant la possibilité d’extérioriser ses sentiments plus sombres, la tristesse, la colère, la frustration, la vulnérabilité », peut-on lire dans son ouvrage pédagogique Les deux mains dans les arts.
Ah, les arts ! Cette activité fourre-tout que certains prennent pour du divertissement. Le jeu, c’est du sérieux. La joute politique n’est qu’un aboutissement de compétences acquises. François Legault devrait ressortir son pinceau et s’y mettre. Picasso prétendait qu’il avait passé toute sa vie à apprendre à dessiner comme un enfant.
Des mères, mais peu de pères Teresa
Lorsque je demande à Lyne Guérette quelles sont les qualités essentielles d’une éducatrice ou d’un éducateur, elle ne me parle pas de son bac en éducation préscolaire ou de son engagement depuis 1987 à la Soleillerie ; elle mentionne plutôt la maturité émotive, l’empathie, la bienveillance, l’ouverture : « L’humour fait partie de notre quotidien, et ça va avec l’humilité. » Tiens donc.
Elle constate que le domaine de la petite enfance est largement investi par les femmes, avec un salaire trois fois moins élevé que celui d’un plombier et le peu de gloire qu’on tire à aider un enfant à aller aux toilettes. Il est plus facile de planter un bambin devant un iPad que de l’écouter patiemment décrire un dessin de sorcière qui a volé le bébé.
D’ailleurs, je n’ai pas vu d’écran tablette ici, et on ne demande pas aux enfants de décrire leur dessin, ce n’est pas conseillé. Ça pourrait leur refouler le cerveau. Lorsque je me suis risquée avec un « Il est beau ton bonhomme, Sacha ! », je me suis fait rembarrer par « Non, c’est un singe. » Jaune. Tu ajoutes des ailes, et c’est ta maman.
Théodore m’a écrit son nom au tableau. Théo. 5. Pendant le « rassemblement » des zamis, il m’a mis machinalement la main et la tête sur l’épaule, comme si nous avions gardé les zébus ensemble. Théo m’a adoptée, je suis en intégration. Pas besoin de lui faire un dessin çui-là.
Pour de vrai ou pour de faux
À La Soleillerie, on applique la discipline positive. De toute façon, que tu aies oublié de mettre ta culotte Hello Kitty ou que tu te renverses un seau d’eau sur la tête pour imiter un dauphin, tout est positif dans les garderies. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est Pierre Terzian, mon coup de cœur de l’année, une année mal barrée de toute façon, je prends de l’avance. Ce Français a été remplaçant dans les garderies et CPE montréalais — parce que les éducatrices font souvent des burn-out — mais il est surtout un excellent écrivain. (J’en parle dans le Joblog, c’est trop bon.)
« Quoi qu’il arrive, c’est positif. C’est une règle d’or des garderies québécoises. Un enfant peut se casser une jambe ou se faire chier dessus par une mouette, ça reste ultra positif de jouer dehors. »
Nous considérons la garderie comme un "safe space" voué à l’éclosion des potentiels
Dans les garderies, les éducatrices disent « Bon matin ». Je suis certaine que cet anglicisme infantilisant est né dans un CPE, avant ton premier café. « On n’a pas ça chez nous “bon matin”, écrit Terzian. C’est pour ça qu’on a des matins de merde. La bonne humeur québécoise, c’est quelque chose. C’est bien plus qu’une curiosité touristique. C’est un impératif moral, quasi religieux, un truc de pionnier […] Avec leur “Bon matin”, c’est radical. T’as l’impression de mettre le pied dans une comédie musicale. Tout devient rose et vert pastel et les décors se mettent à bouger. »
On dirait un programme électoral de la CAQ, ou quand le PM s’adresse à la nation sur TikTok. C’est débonnaire et jovial : « Bon matin ! Et pour les couples, ça fait 1000 $. » Je sais compter ! 500 $ x 2 = 2 votes.
Je ne voulais pas vous parler de couple ni de vote, je voulais vous parler d’art, de couleurs, de développement du cerveau. Oliver, 4 ans, me glisse que son grand frère va « dans une école faite seulement avec du brun ». Il a raison, nos vies sont brunes la plupart du temps. Et notre matière grise aussi.
Heureusement, c’est le printemps, ça bourgeonne déjà un peu. Je me demande si Camille ou Romie auront envie d’être des Mère Teresa comme Nikki, Manon ou Josianne, leurs éducatrices. En attendant, elles font une recette de crème glacée au sirop d’érable dans le bac à sable. Je crois qu’elle va fondre. C’est pas grave, on peut en faire d’autres.
Mais à la fin, vous l’avez deviné, le loup mange plutôt le mouton. C’est comme ça… je ne peux pas réécrire l’histoire.
Mais je peux vous faire un dessin.
Joblog | Ça fait longtemps qu’on s’est jamais connu
J’aime les écrivains qui se mouillent dans la vraie vie. Et Pierre Terzian, un expat français, a fait ça avec son fabuleux récit Ça fait longtemps qu’on s’est jamais connu, sur son expérience en garderie et CPE durant 200 jours. Sorti au début de la pandémie, ce bouquin succulent est passé sous le radar de tous les grands médias. Mea culpa. Je me suis esclaffée tout du long. Quel talent pour la chirurgie au laser et l’infiltration sociale dans un milieu ignoré par la littérature. Anecdotes désopilantes, mots d’enfants, regard perçant et parfois narquois sur notre société québécoise en régime d’austérité (sous Couillard), sur les femmes, les éducatrices. J’aime ce mec. Sur la résilience, ce mantra qui a remplacé « Quand on est né pour un p’tit pain », il dit l’essentiel : « Finalement, les enfants sont immortels. La résilience, qu’ils appellent ça. C’est écrit partout sur les murs des garderies montréalaises. C’est un paradis mental, la résilience. Il faut être résilient. Ils l’ont dit à Radio-Canada. Les enfants, eux, sont résilients. Le genre de bout de caoutchouc increvable qui survit à un incendie. Moi-même je me transforme en bout de caoutchouc résilient. Il y a tellement de raisons de souffrir dans cette job. Des micro-raisons. Des macro-raisons. Alors je résilie. Les filles résilient. » Pour ajouter un peu de légèreté à l’air du temps, ou apprendre la résilience. quidamediteur.comReçu le livre Les deux mains dans les arts, un outil pédagogique pour les prématernelles conçu par Danielle Lenoir, fondatrice de La Soleillerie, Lyne Guérette et Manon St-Laurent. Ces éducatrices ont coécrit l’ouvrage préfacé par le neuroscientifique Joël Monzée. Leur approche mise sur la créativité encadrée plutôt que sur un produit déterminé à reproduire ou copier. Avec cet outil, elles espèrent répandre un virus positif, celui des arts plastiques comme base ludique et universelle de représentation du monde. Un livre rempli de dessins et de centaines de photographies en couleurs, qui explique la démarche artistique jusqu’à Pellan et Riopelle. lasoleillerie.com/livre
Aimé Barbada, une nouvelle série sur la musique pour les tout-petits. Sébastien Potvin, alias Barbada, est enseignant de musique au primaire. Il est déguisé en drag-queen (en tout cas, elle ressemble à Rita Baga, en moins sexy) et s’intéresse à tous les instruments. J’ai écouté l’épisode avec Klô Pelgag et son charango, et Guylaine Tanguay qui yodle di dou. Les dix épisodes de dix minutes débutent le 29 mars sur Tou.tv. Bobino et Bobinette doivent trouver que le Ritalin est fort (clin d’oeil à mes plus vieux lecteurs). ici.tou.tv/barbada
Adoré le film d’Emmanuel Carrère avec Juliette Binoche, Ouistreham. Ça porte sur les femmes de ménage en France, l’invisibilité, la précarité. Encore des femmes qui torchent les autres. C’est le portrait dur d’une réalité qui échappe au regard, tiré du livre Le quai de Ouistreham, de Florence Aubenas. Les comédiennes, qui n’en sont pas (à l’exception de Juliette Binoche), sont fantastiques. En salle vendredi. bit.ly/3tAKXlm
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.