La guerre et ses hypertrucages

Depuis longtemps, la vérité est parmi les premières victimes de la guerre. Ce qui est inédit est la disponibilité de technologies pouvant générer et diffuser propos et images qui n’ont rien à voir avec la réalité vérifiable sur le terrain. La fabrication des hypertrucages (deepfakes) est désormais à la portée de beaucoup de monde. C’est une arme dans les batailles de propagande inhérentes aux guerres contemporaines. Pour se protéger de la désinformation, il faut se donner les moyens de départager le vrai du faux.

Les hypertrucages sont notamment des images de synthèse réalisées en mobilisant les technologies fondées sur l’intelligence artificielle. La professeure et docteure en informatique Solange Ghernaouti explique, dans son blogue au Temps, qu’il s’agit de « vraies-fausses » informations, créées pour manipuler l’opinion. L’illusion de vérité est totale. L’utilisateur ne peut à l’œil nu différencier le vrai du faux. Le document hypertruqué est fabriqué par codage informatique, sans pour autant être basé sur des faits réels et vérifiables. La réalité n’a pas besoin d’exister. Seul compte l’existence de contenus numériques diffusés, qui sont destinés à être vus, écoutés, repartagés et surtout likés !

Faussetés légitimes et malveillantes

 

Ces outils fonctionnant grâce aux techniques d’apprentissage profond et de l’intelligence artificielle sont capables du meilleur et du pire. Ils peuvent servir aussi bien aux individus qui cherchent de bonne foi à se présenter sous un meilleur jour qu’aux fraudeurs et aux harceleurs se camouflant sous de fausses identités. Ces technologies sont mobilisées afin d’alimenter la propagande politique et guerrière. Elles rendent possible la diffusion de masse de documents volontairement falsifiés. C’est une grave menace pour l’intégrité des délibérations démocratiques.

Les dispositifs permettant de fabriquer des images et des vidéos truquées peuvent servir des fins légitimes. Les films de fiction et les jeux vidéo utilisent abondamment ces capacités techniques. Les interdire purement et simplement n’est pas une avenue réaliste. Il faut plutôt sophistiquer nos moyens de distinguer le vrai du faux.

Pour éviter de placer les autorités étatiques en position de déterminer ce qui est la « vérité », nos lois s’abstiennent en principe de départager ce qui relève du vrai et du faux. Il y a tout de même d’importantes exceptions. Les lois sur la publicité trompeuse sanctionnent la diffusion d’affirmations qui ne peuvent être soutenues en fonction des connaissances scientifiques ou techniques. Les déclarations fausses ou trompeuses qui portent atteinte à la réputation d’individus ou celles qui s’inscrivent dans un discours raciste ou xénophobe peuvent être punies en vertu des lois. Il en va de même pour les manœuvres frauduleuses. Mais en dehors de ces activités explicitement néfastes, comment départager le vrai du faux ?

Le débat politique se déroule à partir des perceptions de la réalité. Ces perceptions sont forcément différenciées notamment en fonction des expériences des uns et des autres, de leurs intérêts et de leurs visions du monde. Mais il existe une ligne de démarcation entre le contestable et le faux. Présenter comme authentique une vidéo d’une personnalité politique réalisée au moyen de technologies d’intelligence artificielle en lui faisant déclarer des propos contraires à ceux qu’elle a tenus à maintes reprises constitue clairement une falsification.

Le défi des lois et des systèmes de justice dans ce monde où les informations circulent à grande vitesse est de différencier les faussetés légitimes de celles qui ne le sont pas. Il importe de prendre la peine de départager les falsifications motivées par une intention de tromper et celles qui procèdent d’une démarche humoristique ou autrement ludique. En démocratie, on doit à juste titre se garder de punir des propos reposant sur des fondements simplement contestables. Pour qu’une loi prohibant les faussetés puisse être considérée comme une limite raisonnable à la liberté d’expression, il faut une démonstration convaincante des périls qu’il faut enrayer. Les prohibitions doivent être proportionnées aux maux à combattre.

Que faire ? Un rapport sur les défis de la société synthétique rédigé par des chercheurs de l’Université de Tilbourg, aux Pays-Bas, préconise d’encadrer l’usage des procédés fondés sur l’intelligence artificielle. Les chercheurs constatent qu’il faut mettre en place des législations réglementant ou prohibant la production, la distribution ou la possession de dispositifs destinés à produire des hypertrucages. On met aussi en avant des exigences plus contraignantes de vérification préalable pour les plateformes en ligne, comme Twitter ou TikTok. On insiste sur l’importance de renforcer les lois contre les pratiques de désinformation lors d’élections et celles sur les preuves contrefaites devant les tribunaux. Pour limiter la propension à forger et à falsifier des faits et gestes imputés à des personnalités connues, on appelle au renforcement des protections de la vie privée et de l’image des personnes.

Mais on aura beau se doter des lois les plus strictes contre la tromperie, ce sont des médias libres, pluralistes et capables de vérifier les informations qui constituent le meilleur rempart de la vérité. Face aux informations alimentées aux hypertrucages, les médias indépendants et leurs journalistes qui travaillent sur le terrain selon des standards rigoureux sont plus essentiels que jamais.

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