Voyage en «icônie»

Il est toujours troublant de voir des artistes transformés en icônes. Pur phénomène d’hallucination collective entretenu par tous, et par eux aussi. Le monde du spectacle et du cinéma enfante ces figures de légendes, quasi intouchables. Jeté en pâture au public au long des décennies, le moindre détail de leur vie bientôt recueilli pieusement par les admirateurs éperdus. Plus besoin d’auréoles entourant la tête des saints comme dans les hagiographies religieuses. Les vedettes qui leur ont succédé au firmament étoilé ont beau avoir fait les 400 coups, elles ne sont pas moins sacralisées, même en nos temps de moralisme ambiant.

Cette semaine, Charlotte Gainsbourg venait accompagner à Montréal son documentaire Jane par Charlotte, en salle depuis vendredi. L’actrice de L’effrontée et de Nymphomaniac s’était filmée avec Jane Birkin dans l’intimité de l’île où sa mère vivait le deuil de sa fille Kate, sur la scène de ses spectacles, dans l’ancienne maison parisienne habitée avec Serge Gainsbourg.

Le film révèle peu de choses, si ce n’est le gouffre entre ces deux femmes qui, malgré leur filiation, se connaissent si mal et tentent de s’apprivoiser. Chacune demeure terrée au fond de ses replis, perpétuant son mystère. Toutes deux en distanciation plus souvent qu’à leur tour. C’est le métier qui veut ça, se dit-on. Par pudeur, assure sa fille. Ainsi se croisent-elles comme deux ombres dans la nuit.

Le documentaire repose sur son sujet avant tout, le résultat fût-il mince et pourtant sensible comme un fil de soie. Mais les voyages en « icônie » fascinent et sa cinéaste accompagne le film un peu partout depuis son lancement à Cannes.

Birkin, actrice anglaise et modèle de beauté, avait été adoptée par les Français comme une enfant de la maison, essentiellement à cause du couple mythique qu’elle forma longtemps avec l’homme à tête de chou en une époque plus éclatée qu’aujourd’hui. Dans Jane par Charlotte, le spectre du disparu flotte derrière elles avec sa gueule de bois, son mégot, son donjuanisme, ses chansons tantôt inspirées et tantôt pas tant que ça, sa tyrannie domestique, son mal de vivre, ses provocations.

L’icône la plus brûlante du trio, c’est lui. Sa mort en 1991 n’a fait que dorer sa légende, astiquée par ses proches à qui mieux mieux. Birkin lui rend hommage en interprétant son répertoire sur scène. Charlotte donne un coup de chapeau à son père en brossant le portrait flou de sa mère, en plus de transformer l’ancienne maison familiale en musée Gainsbourg, rue de Verneuil à Paris. Il pèse sur elles. Les a-t-il jamais vraiment quittées ?

Un poids bien lourd. On finit par plaindre son ex-femme et sa fille, par-delà leurs impressionnantes carrières, surtout Charlotte, actrice très douée, de perpétuer son mythe. Femmes demeurées à jamais prisonnières de l’auteur de Je t’aime, moi non plus et de Lemon Incest.

Pourtant, le profil Gainsbarre représente tout ce que nos temps présents réprouvent : une dégaine de pirate, une odeur de fond de tonne. Même le mouvement #MoiAussi a relativement épargné sa mémoire, quand d’autres célébrités, mortes ou vives, passaient à la moulinette pour cause de turpitudes passées. Le personnage qu’il incarne trône au-delà de son talent indéniable. Celui qui porta l’étoile jaune, le chanteur-compositeur célébré, le révolté, le pilier de bar, l’écorché vif habite l’esprit collectif français comme un symbole de résilience, de gouaille et de liberté.

Une fièvre plus grande encore entretient le souvenir de Johnny Halliday partout en France, en jetant le voile de l’oubli sur ses coins sombres. Chaque pays adore ses idoles. Difficile parfois de comprendre celles des autres.

Quand même ! Avec les mutations des mœurs, rares sont les monstres assez sacrés pour poursuivre désormais de glorieuses carrières malgré leurs caractères impossibles, leurs crimes, leurs positions politiques hautement controversées.

Seul Gérard Depardieu paraît garder aujourd’hui le statut d’intouchable en son berceau. Le grand interprète de Cyrano et d’Obélix est mis en examen pour viols et agressions sexuelles sur la comédienne Charlotte Arnould. Il arbore fièrement son passeport russe, ne se dissocie guère de son amitié avec Vladimir Poutine depuis l’invasion de l’Ukraine, se déclarant tout au plus pacifiste.

Rien ne semble pouvoir altérer sa popularité pour autant. Il collectionne les rôles, en refuse d’autres. Les producteurs lui courent après, le public en redemande. Chaque nouveau scandale l’impliquant (de tous ordres et de toutes tailles) remue l’écume dans son sillage. Depardieu se met à l’ombre un petit bout de temps, ressort intact et bougonnant après l’orage. Immense acteur célébré comme monument national, que voulez-vous ? Aux gros, tout est permis. Indéniable avantage à vivre en « icônie »…

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