En mémoire des sorcières
À première vue, on pourrait croire qu’il s’agit d’une excentricité, ou alors d’une commémoration n’ayant que peu d’ancrage dans le temps présent. Cette semaine, à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes, la première ministre de l’Écosse, Nicola Sturgeon, a présenté, au nom du gouvernement, des excuses officielles à toutes les personnes, en large majorité des femmes, qui furent accusées, condamnées et exécutées pour sorcellerie en vertu du Witchcraft Act, loi en vigueur de 1563 à 1736.
Près de trois cents ans après l’abrogation du Witchcraft Act, Nicola Sturgeon s’exprimait donc en ces termes devant le Parlement : « À une époque où les femmes ne pouvaient même pas parler ou témoigner devant un tribunal, celles-ci furent accusées et jugées parce qu’elles étaient pauvres, différentes, vulnérables ou, dans bien des cas, simplement parce qu’elles étaient des femmes. Il s’agit d’une injustice perpétrée à une échelle colossale, motivée en bonne partie par la misogynie dans son sens le plus littéral : la haine des femmes. »
Il y a longtemps que des voix s’élèvent en Écosse pour exiger que l’on reconnaisse le caractère injuste, horrifiant, du sort réservé aux victimes des « chasses aux sorcières » qui ont mené, entre le XVIe et le XVIIIe siècle, à la persécution de plus de 4000 personnes (dont au moins 2500 furent exécutées), selon l’association Witches of Scotland, qui milite pour une reconnaissance formelle des atrocités perpétrées par l’État sous le Witchcraft Act.
Le phénomène n’est évidemment pas limité à l’Écosse, alors que des chasses aux sorcières ont eu lieu un peu partout en Europe ainsi qu’aux États-Unis à la même époque. En revanche, on souligne qu’en Écosse, l’État aurait traqué, condamné, torturé et exécuté jusqu’à cinq fois plus de personnes qu’ailleurs en Europe, sans que cette ignominie ne soit inscrite en tant que telle dans la mémoire collective : ni excuses ni monument commémoratif ni quelconque forme de réparation.
Reproduction des violences
Il est frappant de constater à quel point le geste de Sturgeon, si symbolique soit-il, trace un arc clair entre le passé et le présent, ratatinant le temps et nous renvoyant en plein visage la reproduction des mêmes violences. La misogynie dont il est question ici est bien sûr toujours un problème criant de nos sociétés, s’étendant du petit sexisme ordinaire aux gestes les plus violents. Cela dit, c’est la continuité dans l’effacement et la minimisation des féminicides en particulier qui est troublante.
Dans Une guerre mondiale contre les femmes. Des chasses aux sorcières au féminicide, un petit livre publié en français aux Éditions du remue-ménage en 2021, l’écrivaine et théoricienne féministe Silvia Federici interroge justement la légèreté avec laquelle on aborde aujourd’hui les chasses aux sorcières des siècles passés. Elle évoque par exemple l’aménagement touristique des lieux où ont eu lieu les procès et les exécutions des femmes condamnées pour sorcellerie, ou alors les nombreuses productions artistiques, les contes folkloriques, qui romancent la persécution des « sorcières » sans en souligner la dimension politique.
Surtout, explique Federici, il est étonnant — ou, au contraire, parfaitement cohérent — que ces épisodes ne soient jamais nommés pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire des féminicides de masse, nés « au croisement d’un ensemble de processus sociaux qui ont ouvert la voie à l’avènement du monde capitaliste moderne ». L’effacement des chasses aux sorcières, de ces féminicides de masse, de la mémoire (ou alors leur traitement léger, apolitique) masque la profondeur de l’enracinement de la misogynie au sein de nos sociétés. Cela permet aussi de justifier l’effacement de la violence qui a toujours cours aujourd’hui.
Chez nous aussi, en ce début du mois de mars, la question des violences faites aux femmes s’est imposée à l’ordre du jour. Outre le fait que le Québec a enregistré en 2021 un nombre de féminicides inégalé depuis 2008, on apprenait dans ces pages que la moitié des hommes ayant tué leur conjointe l’année dernière avaient des antécédents de violence conjugale, qu’il s’agisse d’agressions sexuelles et armées, de séquestration ou encore de menaces de mort proférées à l’endroit d’une conjointe. L’enquête menée par Le Devoir démontre de façon éclatante les carences du système judiciaire lorsque vient le temps de prévenir les récidives.
Quelque chose nous échappe
Malgré les recommandations visant à prévenir la violence conjugale et à mieux protéger les survivantes formulées dans le rapport du Comité d’experts sur l’accompagnement des victimes d’agressions sexuelles et de violence conjugale, et malgré les promesses véhiculées par l’utilisation éventuelle des bracelets antirapprochement, il semble que quelque chose nous échappe. Quelque chose qui a peut-être à voir avec la banalisation historique des féminicides, dont on préfère ignorer la dimension structurelle.
Bien sûr, le système de justice doit s’adapter, notamment en assurant une veille plus étroite des contrevenants récidivistes. On doit offrir davantage de ressources aux personnes qui vivent de la violence conjugale. Cela dit, il y a aussi lieu de s’interroger sur les causes profondes de la minimisation des violences faites aux femmes, dont le féminicide est la forme la plus radicale. En l’état, il n’est pas exagéré d’affirmer qu’il est possible de tendre un fil entre les chasses aux sorcières du passé, l’effacement de leur mémoire, et le laxisme présent en matière de prévention des violences fondées sur le genre.