La double guerre
Nous sommes aux premières loges, au Canada, d’une grande démonstration de l’irresponsabilité crasse dont le genre humain est capable.
Il y a quelques jours à peine, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) publiait son dernier rapport, dont les conclusions sont sans équivoque. La seule façon d’éviter des souffrances et des catastrophes inouïes pour les sociétés humaines est de tout mettre en œuvre pour contrer la crise climatique, et ce, dès maintenant. La température planétaire s’est déjà réchauffée de 1,09 °C par rapport à l’ère préindustrielle. En moyenne, près de 20 millions de personnes sont déjà forcées de quitter leurs foyers chaque année pour fuir des inondations, une sécheresse, la hausse du niveau de la mer, la désertification ou la dégradation environnementale, selon l’Agence des Nations unies pour les réfugiés.
Et si l’on dépasse le seuil des 1,5 °C, il pourrait devenir impossible d’atténuer les effets de la crise sur les populations et les écosystèmes les plus vulnérables. Même les mesures d’adaptation et les innovations technologiques ont leurs limites. Le GIEC tente, année après année, de convaincre nos dirigeants de ne pas la dépasser.
La nouvelle de ce plus récent rapport du GIEC est enterrée par la guerre en Ukraine. En plus du coût humain, ce conflit a des conséquences économiques considérables. Au début de l’année, la Russie était toujours le deuxième exportateur de pétrole brut au monde, derrière l’Arabie saoudite. La Russie était également le principal producteur mondial de gaz naturel, fournissant environ 40 % du gaz consommé dans l’Union européenne, selon l’Agence internationale de l’énergie.
La guerre, qui se déroule en bonne partie sur le front des sanctions, a un impact direct sur le prix de ces ressources. Avec les mesures punitives annoncées semaine après semaine par les puissances de l’OTAN, la pression se fait de plus en plus forte pour que le secteur privé emboîte le pas. La multinationale Shell, par exemple, s’engageait cette semaine à cesser d’employer du pétrole et du gaz naturel russes dans ses opérations. BP avait fait une promesse similaire quelques jours plus tôt.
Avec une chute aussi rapide de l’offre, la hausse du coût de l’essence est directement ressentie par les consommateurs. On frôle désormais les 2 $ le litre à la pompe, ici même au Québec. En Europe, une proportion importante de foyers est chauffée au gaz naturel. Une chance que le printemps arrive. L’Europe dispose de quelques mois pour s’adapter à la guerre de sanctions.
Devant l’urgence, certains pays de l’UE, au premier chef l’Allemagne, s’engagent à accélérer radicalement leur transition vers les énergies vertes. L’avantage de l’éolien ou du solaire n’est pas seulement environnemental, mais géopolitique. Personne ne peut évidemment constituer un monopole du soleil ou du vent. Reste que le caractère intrinsèquement local de ces ressources les rend moins vulnérables aux cycles d’expansion-récession qui déstabilisent les économies.
La climatologue ukrainienne Svitlana Krakovska faisait valoir à la fin février que la crise climatique et la guerre en Ukraine prenaient toutes les deux racine dans le même problème : les combustibles fossiles, et notre dépendance à leur égard. En 2019, les énergies fossiles ont constitué près de 40 % des revenus de l’État fédéral en Russie, lesquels proviennent bien sûr des ventes de leurs ressources un peu partout dans le monde. Le régime de Vladimir Poutine n’aurait pas pu acquérir autant de pouvoir si la transition énergétique avait déjà été réalisée.
On en fait aujourd’hui le constat amer, mais il n’est pas trop tard pour rompre, une fois pour toutes, avec le cycle toxique de la dépendance au gaz et au pétrole. Après tout, ce n’est pas la première fois que les économies occidentales sont profondément bouleversées par un conflit armé. Le Canada et les États-Unis, par exemple, ont dû rapidement transformer leur production manufacturière durant la Seconde Guerre mondiale. La capacité d’adaptation de nos sociétés a encore été mise à l’épreuve avec la pandémie de COVID-19. Pour accélérer la transition énergétique, il faudra très certainement s’appuyer sur ces expériences.
Revenons donc à cette irresponsabilité crasse évoquée en début de chronique. Depuis quelques semaines, les lobbyistes du pétrole et du gaz canadiens ainsi que leurs alliés font tout pour dépeindre le conflit en Ukraine comme une « occasion » pour les sables bitumineux albertains. Plutôt que de participer à ce double effort de guerre — à la fois contre la crise climatique et contre le régime de Poutine —, on cherche ici à reporter toujours plus loin l’échéance de notre dépendance aux énergies fossiles. L’éditorial du Globe and Mail, mercredi, avait carrément pour titre « Le monde a besoin de plus de pétrole canadien ».
Avec la hausse des prix à la pompe, il faudra s’attendre à une attaque musclée contre la pertinence d’une taxe sur le carbone dans les prochains mois. En demandant qu’on cesse de stigmatiser le pétrole albertain (parmi les plus polluants au monde), le premier ministre de l’Alberta, Jason Kenney, tente quant à lui de sauver sa peau à la veille d’un vote de confiance qui s’annonce mal. On passe bien sûr sous silence le fait qu’un projet de pipeline peut prendre une décennie à réaliser et qu’il ne s’agit donc pas là d’une solution aux bouleversements géopolitiques présents.
Le monde est à la croisée des chemins. En réponse au conflit en Ukraine et au dernier rapport du GIEC, on peut soit se relever les manches pour éviter la catastrophe, soit écouter encore une fois les sirènes des lobbys de l’industrie fossile qui nous mènent droit dans le mur. Et c’est en bonne partie ici même, au Canada, que ce débat devra être tranché.