L’arme pétrolière

Acheter les hydrocarbures russes revient à financer la guerre de Vladimir Poutine contre l’Ukraine. Mais une fois cela dit…

Grosse journée de tractations pétrolières lundi, après les menaces américaines d’imposer un embargo sur le pétrole russe. Les prix de référence ont aussitôt bondi. Le Brent de la mer du Nord a clôturé à 123,21 $US le baril après avoir touché les 139 $US. À New York, le West Texas Intermediate (WTI) a fermé à 119,40 $US après avoir dépassé les 130 $US en cours de séance. Des niveaux jamais vus depuis le dernier choc pétrolier en 2008.

Certes, il est permis de relativiser. Stéfane Marion, économiste en chef et stratège à la Banque Nationale, propose un graphique indiquant qu’en dollars de 2022, ajustés pour tenir compte de l’inflation, le WTI devrait dépasser les 170 $US le baril pour battre son record de 2008, où il touchait les 135 $US. En revanche, la barre est franchie pour le prix de l’essence, avec un prix de 1,435 $ le litre observé à Montréal en juillet 2008 devenant l’équivalent de 1,80 $ en dollars de 2022, en appliquant la même formule. Le prix atteignait, en moyenne, 1,867 $ au Québec lundi. Il frappait à la porte des 2 $ dans certaines stations-service montréalaises. Le coût d’acquisition de l’or noir comptant grosso modo pour les deux tiers du prix à la pompe, l’impact d’une flambée des cours de référence est plutôt ressenti.

Quant aux projections, l’économiste en chef de la Bank of America, Ethan Harris, a écrit que si la majorité des exportations de pétrole russes étaient interrompues, il en résulterait un déficit d’au moins 5 millions de barils par jour sur le marché et de 2,8 millions de barils par jour de produits raffinés, ce qui aurait le potentiel de pousser le prix du baril à 200 $US. Chez JPMorgan Chase & Co, l’on croit que le Brent terminerait l’année à 185 $US si l’approvisionnement russe continue d’être perturbé.

Pas de décision

 

Le président américain, Joe Biden, « n’a pas pris de décision à ce stade » sur un éventuel embargo sur le gaz et le pétrole russes, a dit lundi sa porte-parole, Jen Psaki. Le sujet a été abordé lors d’une conversation du président américain avec les dirigeants allemand, français et britannique, mais « des capacités et des possibilités différentes » sont vite apparues. L’Allemagne, en particulier, s’oppose à tout embargo sur le gaz russe, dont elle est très dépendante, alors que les États-Unis importent peu de brut russe, pouvait-on lire dans un texte de l’Agence France-Presse.

La Russie est, en effet, le premier fournisseur de gaz naturel de l’Union européenne, avec 40 % des importations — ce qui représente 19 % de la consommation totale de gaz de l’Union européenne (UE) — et le deuxième fournisseur de pétrole, avec plus de 20 % des importations et 16 % de la consommation totale, selon les données du Sénat français. L’Allemagne importe de Russie près de 55 % de son gaz et 42 % de son pétrole. La dépendance atteint les 100 % dans plusieurs pays de l’est de l’Europe.

Menace russe sur le gaz

 

De son côté, la Russie a mis en garde contre des « conséquences catastrophiques » pour le marché mondial. « La flambée des prix risque d’être imprévisible et d’atteindre plus de 300 $US pour un baril, voire plus » a déclaré le vice-premier ministre russe, chargé de l’Énergie, Alexandre Novak, cité par les agences de presse russes. Il a par la suite lancé un avertissement. En réaction à la décision allemande de geler le gazoduc Nord Stream II reliant la Russie à l’Allemagne, « nous avons tout à fait le droit de prendre une décision similaire et de mettre notre embargo sur les livraisons de gaz par le gazoduc Nord Stream I », qui achemine du gaz russe vers l’Europe et qui est rempli actuellement « à 100 % », a-t-il prévenu.

Il est toutefois estimé qu’aux prix actuels, une interruption du flot vers l’UE en guise de représailles ferait perdre à la Russie au minimum 7,5 milliards de dollars de revenus par mois.

Pendant ce temps, les démarches diplomatiques auprès de l’Arabie saoudite et même du Venezuela étaient menées afin d’examiner les possibilités de combler le vide sur le marché, sur fond de pourparlers avec l’Iran autour du traité sur le nucléaire retardés par de nouvelles exigences russes. Au demeurant, l’excédent de capacité actuel de l’OPEP pouvant être déployé dans les 30 à60 premiers jours est estimé autour de 4 millions de barils par jour, dont 2 millions en provenance d’Arabie saoudite. Mais les analystes rappellent l’influence de la Russie au sein d’un cartel élargi, qui réagit à l’emballement des cours avec des augmentations de sa production au compte-gouttes.

Dépendance à l’Europe

Il est vrai que la Russie possède 6,4 % des réserves mondiales de pétrole et 17,3 % des réserves de gaz. En retour, elle est très dépendante de l’Europe, qui absorbe environ 90 % de ses exportations de gaz. Au total, les exportations d’hydrocarbures ont une importance majeure pour l’économie russe : elles représentaient en 2019 25 % du PIB du pays, 40 % de ses recettes budgétaires et 57 % de ses exportations, précise Olivier Appert, conseiller du « centre énergie » de l’Institut français des relations internationales. En 2021, les revenus pétrogaziers venant de l’exportation devraient représenter 36 % des recettes fiscales totales.

Et tout gain d’une explosion des cours pour les producteurs est vite effacé par la flambée inflationniste, le ralentissement économique et la réduction subséquente de la demande pétrolière.

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