Personne n’est une île

Malgré la poussière les recouvrant de leur lyrisme résolument dépassé, ce sont ces mots du poète John Donne qui, tels des flocons lancés par petites poignées du ciel, tombent délicatement sur moi, tandis que je pose le pied sur l’île.

« No man is an island […]

Any man’s death diminishes me,

because I’m a man involved in mankind,

and therefore never send to know for whom the bell tolls,

 

it tolls for thee. »

L’île Verte, toute de blanc vêtue, auréolée de sa lumière nordique, m’accueille en me faisant à nouveau l’effet d’une maison, moi qui n’y possède rien, si ce n’est une accointance de cœur qui m’y ramène, quand j’ai besoin de toucher terre, dans un ailleurs qui ne se trouve plus du côté connu des choses.

J’y retrouve aussi ce précieux lien à Brigitte Bournival, psychologue, psychanalyste et insulaire, qui me reçoit dans ce qu’elle a nommé « Les jardins de la mémoire ».

Elle y offre aux thérapeutes et aux artistes une forme de résidence toute particulière, qui permet de recréer l’espace nécessaire à l’écoute de l’autre, d’approfondir ce qui a besoin de se dire tout en recevant quelque chose des puissances de la nature sauvage du territoire.

En son lieu du nord de l’île, fouettés par un vent qui ne nous ménage en rien, face aux tumultes créés par la rencontre des eaux salées et douces de l’estuaire, on y trouve bien, oui, quelque chose de cette soudaine envie de nous agenouiller, rendus humbles, devant l’immuabilité des éléments.

Je vous ai menti un brin, donc, et j’espère que vous me le pardonnerez, malgré la relative jeunesse de notre relation. J’ai fait relâche la semaine dernière, mais pas seulement pour passer du temps avec mes enfants, non.

J’ai même osé l’ingratitude de la femme qui fuit, l’instant de nourrir cette quête vers une intériorité qui ne me fera pas femme forêt, mais bien femme île, pour trois jours, afin de régénérer la disposition nécessaire au soin de l’autre.

Personne n’est une île, mais il semble bien que la connaissance de soi en tant qu’être-seul-au-monde soit aussi une partie inextricable du bien vivre ensemble.

Me voilà donc en ce lieu de suspension, à reprendre avec vous le fil de cette chronique-correspondance sur ce nouveau thème qui couvrira mars.

Il s’est imposé par la honte d’abord, ce thème. Les chants bouleversants d’une Ukraine debout parmi les nouvelles ruines du siècle ont fait couler de ces larmes d’impuissance sur mes joues, de celles que vous avez peut-être aussi versées, de celles de cette solidarité qui ne s’épuise pas, malgré la répétition de l’histoire. La honte est venue de ce privilège dont je ne savais plus quoi faire, celui de pouvoir tenir sur une île à faire face aux seuls tumultes créés par la bataille des eaux, alors que des humains, hommes, femmes et enfants, subissent, dans la même temporalité, la cruelle dévolution traumatique les faisant passer de vivants à « survivants ».

Et, comme pour appuyer davantage sur le sort, c’est le Si c’est un homme, de Primo Levi, que je relis, pendant mon séjour, pour une entrevue qui portera sur ces lectures qui nous ont constitués.

« Nous voici transformés en ces mêmes fantômes entrevus hier au soir.

Alors, pour la première fois, nous nous apercevons que notre langue manque de mots pour exprimer cette insulte : la démolition d’un homme. »

Je bascule donc d’une guerre à l’autre, dans un décor de blancs en ton sur ton, le fleuve en contrebas de mon sentiment d’imposture, aussi gigantesque que lui, presque englobant tant il ne se discrimine plus du reste du ciel, à la fois nécessaire et fracassé, porteur de ces mille brisures en autant de failles sur la banquise.

Près de quatre-vingts années se sont écoulées entre l’arrivée à Auschwitz de Levi et l’avancée des Russes sur l’Ukraine. Et encore, pourtant, demeure, pleine, éternellement renouvelée dans mille et un conflits couvrant ces années, la question sous-entendue jusque dans le titre de Levi, qui interroge ce qui, en chaque humain, le fait humain, justement.

Jorge Semprun, autre survivant des camps, pour parler du sentiment d’exil qui perdurait chez les déportés, et ce, bien après leur retour à la maison disait : « Nous ne sommes pas des rescapés, mais des revenants. »

Combien de « revenants » sont en voie d’être jetés sur les routes de ce corridor humanitaire ? Combien de lignées porteront les stigmates de l’indicible, sur des générations ?

La transmission intergénérationnelle de traumas étant bien réelle, s’imprimant jusque dans l’ADN des descendants, c’est aussi demain qui s’abîme un peu plus chaque jour en Ukraine.

Alors, tout réduits que nous sommes à nos impuissances relatives, sans jamais nier l’immense privilège de la sécurité dans laquelle nous baignons, mais parce que je ne crois pas qu’il soit possible d’écrire sur autre chose, je vous invite, ce mois-ci, à m’écrire la guerre, celle de vos lignées, celle que vous avez vous-même vécue peut-être, celle que vous craignez ou encore celles, intimes, que vous maintenez dans vos propres échecs de dialogues avec l’autre.

Parce que, non, personne n’est une île.

Appel aux récits

Racontez-moi la guerre.

Et nous terminerons le mois par une publication des récits choisis dans la section Libre
opinion sous la rubrique « Des nouvelles de vous ». nplaat@ledevoir.com



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