Le sort de l’Ukraine
Il y a de quoi se lamenter devant l’invasion russe de l’Ukraine, surtout devant les centaines de civils tués, victimes innocentes d’une guerre inexcusable. Alors que je suis parmi les critiques des États-Unis qui voyaient l’élargissement de l’OTAN comme une dangereuse provocation contre Vladimir Poutine, je suis sidéré par sa sauvagerie, d’autant plus à l’idée d’une escalade pouvant entraîner davantage de pays et causer beaucoup plus de morts. Personne ne sait où un conflit peut s’étendre… « alors seront lâchés les chiens de la guerre », comme l’écrivait Shakespeare. Pour le moment, il n’y a pas officiellement de militaires américains sur le champ de bataille ; il en aurait peut-être à couvert, côte à côte avec les conseillers militaires britanniques censés avoir quitté l’Ukraine. Un seul mort anglo-américain pourrait déclencher des événements graves et inattendus.
À présent, je partage le sentiment du candidat à la présidentielle française Jean-Luc Mélenchon, qui se dit surpris « moins que d’autres » par l’invasion : « Car j’ai toujours su que les Russes n’accepteraient jamais ce qu’ils considéraient comme un encerclement par l’OTAN. Mais, bon… Dès lors qu’ils ont décidé d’entrer militairement en Ukraine, c’est fini. Quelles que soient les raisons pour lesquelles ils le font, nous ne pouvons pas l’accepter. » Comme beaucoup de personnages « non alignés » entre l’Amérique et la Russie, Mélenchon s’est trompé — il y a deux semaines, il ne croyait pas à un scénario d’invasion. Est-ce pire qu’Emmanuel Macron, qui, après la rencontre au sommet le 7 février à Moscou, a déclaré qu’« il n’y a pas de sécurité pour les Européens s’il n’y a pas de sécurité pour la Russie » ? Poutine le paranoïaque lui avait dit — depuis l’un des deux bouts de la longue table où les hommes étaient assis à grande distance — qu’il fallait « trouver des compromis ». Admettons que Macron, lui aussi, a été mystifié par les manigances d’un homme politique imprévisible.
Bien sûr que tout le monde souhaite un cessez-le-feu, un retrait des Russes et, comme l’a constaté Mélenchon, « l’ouverture d’une discussion sur la sécurité » globale, dont la possible neutralité de l’Ukraine et les missiles de moyenne portée russes ciblant l’Europe. Mais comment y parvenir ? L’invasion de l’Ukraine est-elle une réincarnation de la guerre froide entre l’Amérique et l’ancienne Union soviétique ; est-ce une lutte entre l’Europe « civilisée et démocratique » et l’Est « oligarchique » ; est-ce une simple saisie de territoire par un dictateur voyou stimulé par des rêves d’empire qui remontent à Pierre le Grand au XVIIIe siècle ? Une chose est sûre : Poutine se considère comme insulté par Washington, qu’il perçoit comme manquant de respect à Moscou. Cela dit, Washington a clairement signalé que l’Ukraine ne vaut pas une guerre ni une intervention militaire partielle. Malgré ses belles paroles pour la défense de la liberté, le président Biden refuse même de sérieusement entraver les exportations énergétiques russes, la seule sanction qui ferait vraiment mal à Poutine. Il n’a également pas offert le statut de réfugié politique aux Ukrainiens chassés de leurs pays, aujourd’hui estimés à plus de 1,5 million. Il se peut que Biden manque de respect à la Russie, mais l’indifférence de son gouvernement au sort de l’Ukraine et à la crise humanitaire est ulcérante.
Désolé d’être sceptique, mais plutôt que louer le chef de file du « monde libre », on devrait discuter des bénéfices de la crise pour les sociétés américaines qui profitent de l’invasion russe. On n’a qu’à noter les hausses des cotes en Bourse de Northrop Grumman, de Raytheon et de Lockheed Martin. En parallèle, l’OTAN et sa vaste bureaucratie, attaquées par Trump à droite et depuis la gauche par les antimilitaires, sont « sauvées ». Je ne comprends toujours pas à quoi l’OTAN servait depuis la chute de l’Union soviétique. Jusqu’en 1991, elle défendait l’Europe très concrètement contre une invasion de chars soviétiques à la trouée de Fulda, en Allemagne de l’Ouest, avec une énorme concentration de troupes face à un groupement massif de troupes du pacte de Varsovie de l’autre côté de la frontière avec l’Allemagne de l’Est. Les deux forces opposantes furent appuyées par des missiles nucléaires de moyenne portée. Depuis l’effondrement de l’empire soviétique, tout cela semblait être un terrible gaspillage d’argent. Pas tout à fait — les revenus de l’industrie d’armement qui alimentent l’OTAN renflouent en même temps les fonds de campagnes des politiciens. Désormais, on subira de la rhétorique fiévreuse pro-OTAN et antirusse comme on n’en a pas entendu depuis l’ère Reagan-Andropov. Et on sera témoins de budgets militaires encore plus pharaoniques.
Comment s’en sortir ? Mélenchon prône des pourparlers et des pressions sous l’égide des Nations unies et de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe. Bonne chance ! L’Amérique ne manque jamais une occasion d’affaiblir l’ONU — la tradition de mépris exhibé par Washington pour la souveraineté des nations (Iran 1953 ; Cuba 1961 ; Panama 1989 ; Yougoslavie 1999 ; Irak 2003) alimente la rhétorique de Poutine, qui renvoie les Américains à leur hypocrisie. Tant pis pour les Ukrainiens honnêtement terrorisés.
John R. MacArthur est éditeur de Harper’s Magazine. Sa chronique revient au début de chaque mois.